10.1.08

120 - Décivilisation

Décivilisation. C'est le mot qui est tombé du poste de radio ce matin, vers 8h30 quelques instants après que j'eus pressé le petit bouton noir. Ca donnait ça :
Le concept de civilisation est apparu avec les lumières. Il traduit une certaine confiance dans le temps. C'est un concept dynamique, un même mouvement d'adoucissement des mœurs, d'éducation des esprits, de culture des arts et des sciences, d'essor du commerce et de l'industrie... Or il me semble qu'aujourd'hui cet ordre du temps se disloque. Nous ne vivons pas une crise de civilisation, nous sommes engagés dans un processus de décivilisation. (1)
C'était Alain Finkielkraut, bien sûr. Répondant - à côté - à une question de Nicolas Demorange sur la politique de civilisation sarkozo-morinesque... Invité à définir cette mystérieuse décivilisation, Finkielkraut se contentait bizarrement (lui qui défend si férocement le sens et la valeur des mots) d'en relever 3 symptômes piochés dans l'actualité :
  • les incivilités à Villiers-le-Bel
  • l'esclandre de Bartabas à la DRAC
  • les plaisanteries des invités de Thierry Ardisson sur la mort du cardinal Lustiger
Légèrement déconcerté par cette « définition » assez feignante, j'ai reconcentré mon attention défaillante sur mes tartines, tandis que Finkielkraut s'emballait sur la société post-culturelle, le surgissement compulsif des passions basses, et autres sympathiques réjouissances... Mon intérêt s'est réveillé en entendant citer une tribune de Jean François Kahn qui m'avait laissé, moi aussi, comme deux ronds de flan : il y était question de sauver la presse quotidienne et recourant vaillamment à la réduction du vocabulaire, au lissage de la syntaxe, et à l'abandon de toute référence culturelle ou historique :
Il y a un type de phrase qui est mort. Je le regrette, parce que je suis d’une génération qui aime ces phrases cicéroniennes, c’est-à-dire une phrase construite, longue, avec des incidentes. Il faut des phrases plus courtes. Mais surtout intégrer que tout accident grammatical rend la phrase moins accessible. S’il y a huit ou neuf mots après le sujet, eh bien il faut répéter le sujet. Les gens ne connaissent plus beaucoup des mots que nous employons. (2)
Au moment où Finkielkraut concluait sur la gauche qui n'est pas à même de diagnostiquer la décivilisation, c'est à dire le désastre, parce qu'elle a épousé le désastre, je n'étais plus trop sur de comprendre ce dont à quoi il s'agissait, sinon que ça avait à voir avec les écrans, la zapette, le recul de la lecture, les mobylettes et la défaite de la pensée... J'ai donc fait ce que tout le monde (sauf Alain) aurait fait à ma place : j'ai cherché dans Google. Et là, j'ai découvert deux choses :
  1. Si j'ai plutôt de la sympathie pour le cas Finkielkraut, je n'en ai pas du tout (mais alors pas du tout) pour les divers spécimens qui se réclament de lui.
  2. La décivilisation est le titre d'un livre de 1974 par l'ethnologue Robert Jaulin. Et là, on se rend compte très vite que la décivilisation à l'ancienne, celle de Robert n'a vraiment rien à voir avec celle d'Alain. Ce serait plutôt à peu près le contraire :
La civilisation occidentale ne supporte pas les autres civilisations - ce qui prouve bien qu’elle n’est pas une civilisation mais une décivilisation. (...) L’Occident ne supporte pas autrui, ce ne sont point les autres qui ne supportent pas l’Occident. Hélas, les autres supportent trop l’Occident, c’est là une qualité, un souci de comptabilité au terme desquels ils ont été détruits. C’est parce que les autres civilisations vivaient en fonction d’un pluriel de l’homme, d’une comptabilité, du respect des différences que cette notion de pluriel exprime, qu’ils ne se sont pas suffisamment méfiés de l’Occident, et l’ont pris pour une civilisation, alors qu’il s’agit simplement d’un système de dé-civilisation, de destruction des civilisations. (3)
Tout ça ne m'aidait pas beaucoup. Où était vraiment la civilisation ? Côté rationnalité grecque, ou sagesse de l'Orient ? Homme universel ou pluriel de l'homme ? Quel camp choisir ? Pour faire plaisir à Alain, j'ai lâché Google et j'ai ouvert un livre, un vrai, en papier et tout... L'un de mes livres de chevet, pour tout dire. Presque aussitôt, je suis tombé sur ça :
La civilisation ne cesse de s'effondrer sous l'énergique poussée des hommes. Il leur en vient une grande ivresse, comme aux gens qui cassent la vaisselle. Ce sont des choses qui se font dans l'enthousiasme. C'est la fête, c'est la bamboula.
On brise tout parce qu'on veut faire neuf. On a donc l'illusion de pouvoir tout remplacer. Mais ce n'est pas vrai pour cent raisons. Ne fût-ce que pour celle-ci, qu'avec de la vitesse on fait tout, sauf de la lenteur. (...) On a perdu le génie du lent : pour prendre un exemple entre mille, la poubelle à pédale ne remplace pas le vélo. Je connais bien la question, ma belle-fille en a une. J'ai essayé, c'est très décevant.
(4)
Et c'est ainsi qu'Allah est grand, non ?
Voir aussi : 071 - Cité tautologique - 108 - Panique morale

(1) Alain Finkielkraut - France-Inter le 10/01/08
(2) Jean-François Khan - Le Monde - 6/01/07
(3) R. Jaulin - La décivilisation, cité par Homnisphères
(4) Alexandre Vialatte - Chroniques de la montagne - N°481 : Où nous allons