22.2.10

141 - Quatrième blessure narcissique

Béatrice Levet est philosophe et, à l'occasion de la parution du livre de Nicolas Werth sur la terreur stalinienne (1), elle s'interroge sur la curieuse asymétrie du devoir de mémoire envers les victimes des totalitarismes du siècle dernier : pourquoi les millions de victimes du stalinisme n'ont-elles pas le même statut dans la mémoire collective que les millions de victimes du nazisme ?
Pourquoi cette asymétrie ? Pourquoi cette déplorable et cruelle réticence à méditer la défaite du communisme? Peut-on tout à la fois se prétendre antitotalitaire, comme s’en flatte notre époque, et rechigner non seulement à penser le communisme réel mais à le condamner avec la même énergie que le nazisme ? (2)
A cette question, Béatrice Levet apporte plusieurs réponses, mais elle en développe une en particulier qui met en jeu la quatrième blessure narcissique infligée à l'Humanité. Là, le lecteur attentif aura compris que le genre humain a donc déjà subi  auparavant 3 blessures narcissiques... Et il se sera peut-être demandé : lesquelles ? Eh bien sache, impatient lecteur, que c'est Sigmund Freud qui a pointé les 3 premières dans son Introduction à la psychanalyse.   

La science, expliquait-t-il, a déjà infligé à l'Humanité deux blessures narcissiques. La première remonte au XVIème siècle, lorsque Copernic (entre autres) a mis fin à la vieille conception géocentrique de l'Univers, lequel décidement, ne tournait pas autour de notre petit personne... La seconde, 3 siècles plus tard, est l'œuvre de Charles Darwin qui a montré que l'espèce humaine n'avait aucune raison de revendiquer une place particulière dans le règne animal ou dans l'arbre du vivant. Et la troisième ? Eh bien la troisième, Sigmund y travaille activement au moment même où il écrit ces lignes...
Un troisième démenti sera infligé à la mégalomanie humaine par la recherche psychologique de nos jours qui se propose de montrer au moi qu’il n’est seulement pas maître dans sa propre maison, qu’il en est réduit à se contenter de ren­seignements rares et fragmentaires sur ce qui se passe, en dehors de sa conscience, dans sa vie psychique. (3)
Fin du flash-back. Selon Béatrice Levet, la quatrième blessure narcissique nous est infligée par l'effondrement de l'utopie communiste, utopie qui - on le sent bien - est la mère de toutes les utopies politiques globales et les entraîne avec elle dans sa chute. L'idée qu'on puisse mettre à bas l'ancien monde et en reconstruire un nouveau, radicalement neuf, entièrement basé sur la Raison, et fondamentalement meilleur, cette idée a vécu. Bref, c'en est fini de la conception prométhéenne ou messianique qui fait de l’homme le bâtisseur du royaume du Bien. C’est en ce sens que l’on peut dire avec Georges Steiner que « la défaite du communisme est une grande défaite de l’humanité. » Ou alors avec François Furet : Nous voici condamnés à vivre dans le monde où nous vivons. (4)

Sale histoire pour les utopistes, radicaux et autres adeptes d'un ordre nouveau...  Sans être tout à fait sûr d'adhérer de bonne grâce à cette vision  un peu désenchantée, je dois bien reconnaître que les transformateurs en bloc du genre humain n'ont pas amené à des périodes de l'histoire très riantes, tandis que les améliorateurs à la petite semaine et autres réformistes ont remporté quelques succès et rendu le monde (localement) un peu plus vivable...

Mais attention ! La chute de l'utopie communiste constitue-t-elle vraiment LA quatrième blessure narcissique ? Car Béatrice Levet n'a pas l'exclusivité, bien au contraire ! Il existe même des dizaines de candidats à ce titre envié... Ici, c'est le marché, là le système nerveux (?) Pour certains, c'est la mondialisation, pour d'autres c'est Internet (ça mange pas de pain et ça fait moderne... encore pour une ou deux décennies !)... Plus orientée philosophie, cette bonne vieille  mort de Dieu pourrait tout aussi bien faire l'affaire ! A moins qu'on lui préfère, pour rester dans le champ des sciences et techniques, la dissolution des frontières entre l'Homme et la machine, qui me semble un candidat assez plausible...

Bref, côté blessures, il n'y a que l'embarras du choix, et ce n'est sans doute pas fini ! Allez, dépêchons-nous d'en choisir une quatrième, qu'on puisse commencer à rechercher activement la n°5...


(1) Nicolas Werth - L’ivrogne et la marchande de fleurs. Autopsie d’un meurtre de masse, 1937-1938
(2) Bérénice Levet - La grande nuit stalinienne - Causeur.fr
(3) Sigmund Freud - Introduction à la psychanalyse
(4) François Furet - Le passé d'une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle

15.2.10

140 - Biais centriste

Il semble que ce soit le Time de novembre dernier qui ait mis un nom sur cette idée : le biais centriste (moderate bias) aurait pour résultat de faire préférer aux commentateurs (et aux journalistes en particulier) une position intermédiaire entre progressisme et conservatisme, centriste donc, et surtout de leur faire considérer cette position comme une absence de position.

Centrism is a political position too. And you see moderate bias — i.e., a preference for centrism — whenever a news outlet assumes that the truth must be "somewhere in the middle." You see it whenever an organization decides that "balance" requires equal weight for an opposing position, however specious: "Some, however, believe global warming is a myth."
Often, moderate bias is just the result of caution, but the effect is to bolster centrist political positions — not least by implying that they are not political positions at all but occupy a happy medium between the nutjobs. Meanwhile, conservatives see moderate bias as liberal, and liberals see it as conservative — letting journalists conclude that it's not bias at all. (1)
Pas sur que le biais centriste ait tout à fait la même puissance dans notre vie politique française, où la modération vend moins, surtout à gauche ! Si, par exemple, vous êtes un dirigeant socialiste, méfiez-vous : si vous y cédez, le biais centriste a toutes les chances de vous renvoyer à la maison !

Mais si l'article du Time concernait spécifiquement la politique, et la politique américaine qui plus est, les bloggers Tom Roud et Thimotée relèvent le même phénomène au niveau de la médiation scientifique, où il est à la fois absurde et dangereux :
 Ne pas prendre position entre deux points de vue, c’est prendre indirectement position en mettant sur le même plan les deux discours exposés et donc en légitimant le discours plus “minoritaire”. Ce qui est tout à fait acceptable en politique devient particulièrement gênant quand il s’agit de sciences, où il y a clairement des opinions beaucoup, beaucoup plus fausses que d’autres… (2)
 Et oui : en sciences le biais centriste n'a pas pour résultat  non pas de favoriser une position  « centriste » qui reste  à inventer mais de crédibiliser des positions disons... hétérodoxes. On se heurte là à toute l'ambiguité du débat public sur les sciences  : laisser les opnions hétérodoxes s'exprimer, c'est très bien. Mais la question c'est : où ? Il ne faut pas confondre débat scientifique (dont la place est dans les revues, forums spécialisés, et autres colloques) et débat public.

Le modèle démocratique, qui considère que chaque citoyen peut (et doit !) se faire une opinion personnelle sur le fonctionnement de la Cité, ne marche pas en sciences ! Jusqu'à preuve du contraire, on ne vote pas les lois de la Nature, et si le compromis est nécessaire en politique il n'a simplement pas de sens en sciences. Remettre en cause l'autorité c'est bien. Encore faut-il le faire avec des outils adaptés ! Désolé pour le débat d'idées que j'aime aussi, mais remettre en cause le réchauffement climatique en se basant sur la météo du Parisien d'hier, ça me semble un tout petit peu présomptueux...


Voir aussi : Flying Spaghetti Monster

(1) Time - Polarized News? The Media's Moderate Bias
(2) Blog Darwin 2009 - Petit précis de scepticisme

8.2.10

139 - Entropologie

A l'avant-dernière page de Tristes Tropiques, il y a un néologisme que je trouve particulièrement saisissant. On vient de passer 500 pages avec Lévi-Strauss, à découvrir  les mœurs et les structures sociales des  indiens du Brésil, qu'il a été l'un des premiers à étudier dans les années 30, à un moment où existaient encore quelques sociétés quasi vierges de contact avec l'homme blanc...

On le voit recueillir avec émotion les dernières bribes d'une culture mourante, celle des Tupi-Kawahib dont il ne semble subsister qu'un groupement familial de moins de 20 personnes au moment où il les rencontre. Tout au long du livre, il paraît défendre assez farouchement l'idée que ces cultures sont importantes, et que cette diversité culturelle fait sens.

Dans mon souvenir, c'était à ça que correspondait l'idée d'écrire entropologie plutôt qu'anthropologie :  à cette impression d'être en train de récolter les dernières bribes de constructions sociales, mythologiques et culturelles en train de se déconstruire, de se dissoudre, du fait de la mondialisation déjà bien entamée dans les années 30, dans le grand récit imposé par l'Occident.

En relisant la fin du livre, je me rends compte qu'il y est surtout question des religions, qu'il soumet à une sorte d'étude comparative :
Les hommes ont fait trois grandes tentatives religieuses pour se libérer de la persécution des morts, de la malfaisance de l'au-delà et des angoisses de la magie. Séparés par l'intervalle approximatif d'un demi-millénaire, ils ont conçu successivement le bouddhisme, le christianisme et l'Islam ; et il est frappant de noter que chaque étape, loin de marquer un progrès sur la précédente, témoigne plutôt d'un recul. (1)
Pas très aimable pour l'Islam qui lui rappelle trop la culture d'où il vient (l'Islam, dit-il, c'est l'Occident de l'Orient)... Le bouddhisme, par contre, semble le fasciner littéralement par sa radicalité :
Il n'y a pas d'au-delà pour le bouddhisme ; tout s'y réduit à une critique radicale, comme l'Humanité de devait plus jamais s'en montrer capable, au terme de laquelle le sage débouche dans un refus du sens de choses et des êtres. (1)
 Et c'est dans ce cadre là qu'il faut comprendre ce terme d'entropologie... Pas comme un réflexion amère sur la disparition plus ou moins résistible des sociétés premières (comme on dit maintenant) mais comme une idée bien plus générale...
Chaque parole échangée, chaque ligne imprimée établissent une communication entre les deux interlocuteurs, rendant étale un niveau qui se caractérisait auparavant par un écart d'information, donc une organisation plus grande. Plutôt qu'anthropologie, il faudrait écrire « entropologie », le nom d'une discipline vouée à étudier dans ces manifestations les plus hautes ce processus de désintégration. (2)
Ce tableau très paradoxal concerne donc la culture humaine dans son ensemble, une culture qui, plutôt que des formes organisées, génère au contraire de l'entropie et de la non-différenciation (Lévi-Strauss dit : de l'inerte ). C'est troublant parce qu'il a parfaitement raison du point de vue de la théorie de l'information (toute communication fait augmenter l'entropie du système) mais que l'appliquer aux échanges culturels paraît assez déprimant, au moins au premier abord : la communication ainsi envisagée devient un processus destructif ! Parler, c'est tendre vers l'inerte... Dure leçon pour un savant qui se voit ainsi contraint d'accepter, comme le sage bouddhiste, l'exclusion mutuelle de l'être et du connaître !

A ce stade, le lecteur a bien besoin d'un petit remontant et Lévi-Strauss doit le sentir, qui lui offre en guise de bouquet final une phrase particulièrement longue et complexe, qui s'achève sur une note presque gaie. La phrase fait presque une page. Je vous en livre un condensé un peu brutal, qui ne dispense pas de la lecture de l'original, mais en donne une idée : l'unique faveur que sache mériter l'homme, quels que soient les croyances, le régime politique et le niveau de civilisation de la société à laquelle il appartient, c'est se déprendre, et ça consiste en saisir l'essence de ce que nous fûmes et continuons d'être en deçà de la pensée et au-delà de la société, dans la contemplation d'un minéral, le parfum d'un lys ou encore dans le clin d'œil alourdi de patience, de sérénité et de pardon réciproque, qu'une entente involontaire permet parfois d'échanger avec un chat. (3)


(1) - Claude Lévi-Strauss - Tristes tropiques - Terre humaine/Poche  p.389
(2) - ibid. - p.496
(3) - ibid. - p.497

1.2.10

138 - Appareil apatride

Il y a un gros mot dans la présentation video qu'oncle Google a mis en ligne à propos de son futur système d'exploitation. Il s'excuse aussitôt de l'avoir employé, certes, mais quand même : il est là.
If everything is stored on the internet, then your phone, your computer, all of these devices, are what people call "stateless". Which is kind of a big word, so maybe just remember this : Chrome is a totally rethought web brower, but Chrome OS is a totally rethought computer that let you stop worrying about your computer so you can focus on the internet. (1)
Amusant comme l'oncle Google prend d'abord le risque de parler à ses clients comme à des adultes... avant de battre en retraite sur l'air de Don't worry, be happy ! Officiellement, stateless se traduit apatride. Si c'est un gros mot pour oncle Google, ce n'est pas tant à cause de l'identité nationale que parce qu'il renvoie à des idées profondément enfouies au sein même de techniques informatiques qui nous semblent neutres... Mais n'ayons pas peur des gros mots ! 
Stateful and stateless are adjectives that describe whether a computer or computer program is designed to note and remember one or more preceding events in a given sequence of interactions with a user, another computer or program, a device, or other outside element. Stateful means the computer or program keeps track of the state of interaction, usually by setting values in a storage field designated for that purpose. Stateless means there is no record of previous interactions and each interaction request has to be handled based entirely on information that comes with it. (2)
Bon. Vous êtes chez vous en train d'écrire un texte sur le dinateur. Vous manipulez un fichier informatique avec l'aide d'un système complètement stateful. L'ensemble constitué par le dinateur et le programme sait des tas de choses : d'abord que vous avez le droit de modifier le fichier, que quand vous tapez un "a", il est de bon ton d'ajouter un "a" à la position (auparavant mémorisée) du curseur, que "dinateur" n'est pas français, etc... Bref, toute l'intelligence est du côté de l'appareil. Les données constituent une matière brute, évidemment sans mémoire, qui ne fait sens que grâce au contexte fourni par l'appareil. C'est tellement évident que ça semble tomber sous le sens : d'un côté l'ordinateur (stateful device), de l'autre les données brutes et bêtes (stateless data).

Mais cette dichotomie s'applique aussi au niveau supérieur : internet est construit sur un mélange de protocoles stateful et stateless. Le FTP, par exemple, est stateful. C'est à dire qu'il fonctionne comme une conversation téléphonique entre un serveur et un client : le serveur répond à chaque requête en fonction de l'identité du client et du contenu passé de la conversation. Le HTTP du web, par contre, est stateless, c'est à dire qu'il ne veut pas savoir qui vous êtes ni ce que vous avez dit avant : HTTP est un malade d'Alzheimer et traite chaque requête comme un commencement absolu. Comme si vous deviez rappeler votre nom au début de chaque phrase pour avoir une conversation un peu suivie...

Maintenant, imaginez une machine qui ne puisse communiquer avec des données qu'à travers un protocole de type HTTP... Ah ! Voilà donc notre stateless device... Qu'en faire ? Qu'est-ce que ça change ? D'un côté, on serait tenté de répondre : pas grand chose. On continue de faire les mêmes choses, à part que les données sont « sur Internet » au lieu d'être « sur la machine ».  Finies les données perdues ou inaccessibles parce qu'elles ne sont pas sur le bon ordinateur ! D'ailleurs, moi qui vous parle, j'utilise Google docs à peu près tous les jours...

Mais est-ce que le changement est aussi transparent qu'il en a l'air ? Pas sûr. Car si je peux accéder à mes données au travers d'un appareil sans état, d'un « appareil apatride », c'est bien parce que le document, lui, a changé de statut : il n'est plus apatride mais citoyen du monde ! Il existe potentiellement au vu et au su de tous, et possède - potentiellement, toujours - une histoire écrite, comme un article de wikipedia. Au lieu de manipuler des données brutes dans le temps d'un processus créatif intime, l'auteur externalise cette  conversation avec lui-même, et s'inscrit dans un processus où il n'est plus seul maître à bord. Vis à vis du texte, il passe du statut de propriétaire à celui, plus pratique et plus soft, de détenteur d'un droit d'accès... Droit qu'il peut d'ailleurs partager avec qui bon lui semble !

Cette liberté nouvelle se paye. Car que devient le petit bout de texte d'autrefois, écrit à mon seul usage, et que je pouvais annihiler d'un clic ? Où est passée cette extension de cerveau que je pouvais poser là, et replier à volonté ? Et que devient la possibilité de disparaître ? De tout brûler, comme Kafka a voulu le faire ?  Effacer complètement le moindre bout de texte est devenu un exercice où il n'est plus besoin d'être Kafka pour échouer... La plus piteuse idée a aujourd'hui toutes les chances de survivre à son auteur !

Et chaque mauvaise idée, chaque remords, chaque hésitation devient virtuellement aussi facile d'accès que l'état final du document... D'ailleurs la notion d'état final a-t-elle encore un sens quand la rectification est aussi facile et aussi immédiate ? Du temps du papier, l'imprimeur forçait à arrêter un état du texte. Du temps de l'informatique, il restait des numéros de version correspondant à l'envoi d'un texte qui allait être recopié ailleurs, sur un autre appareil, et ne plus changer. Mais si je donne un lien vers un document en ligne ?

Le terme même de « document » devient quelque peu discutable... Et que dire de l'auteur face à ce document survitaminé, qui commence à lui échapper ?  Faudra-t-il-il parler d'auteur apatride ?


(1)  What is Google Chrome OS ?
(2) Whatis?com  - Stateless