26.1.09

128 - Boucle étrange

Peu de résultats issus des sciences « dures » trimbalent autant de fantasmes, autant d'interprétations erronées et autant de délires pseudo-scientifiques que ce bon vieux théorème d'incomplétude de Gödel. N'empêche que Gödel, Escher Bach est l'un de mes livres cultes. Ce pavé d'allure indigeste, paru en 1979 sous la plume de Douglas Hofstadter, est un exemple assez unique, à ma connaissance, de vulgarisation scientifique talentueuse et... ambitieuse.

Pourquoi unique ? Parce qu'il réussit la prouesse d'amener n'importe quel lecteur ayant un peu le goût de l'abstraction et... pas mal d'obstination (750 pages quand même), à se faire une idée assez juste et assez riche (me semble-t-il) du fameux théorème, au travers de tout un tas d'analogies et de transpositions littéraires, musicales et plastiques (d'où les Bach et Escher du titre).

30 ans plus tard, la traduction du dernier livre de Douglas Hofstadter parait en France sous le titre : Je suis une boucle étrange. Et ce livre, d'après son auteur, réaffirme et actualise la principale thèse de Gödel Escher Bach : que ce sont des boucles étranges (...) qui donnent naissance - et bien plus : qui constituent - la conscience et le Moi. Du coup, je me rends compte que j'avais mis de côté, dans ma mémoire, toute une partie du livre...

Gödel, Escher, Bach is a very personal attempt to say how it is that animate beings can come out of inanimate matter. What is a self, and how can a self come out of stuff that is as selfless as a stone or a puddle? What is an “I” and why are such things found (at least so far) only in association with, as poet Russell Edson once wonderfully phrased it, “teetering bulbs of dread and dream” — that is, only in association with certain kinds of gooey lumps encased in hard protective shells mounted atop mobile pedestals that roam the world on pairs of slightly fuzzy, jointed stilts? (1)

Je ne sais pas si vous vous reconnaissez dans la description ci-dessus ? Pour ma part, j'ai beau savoir que je suis un primate, un tétrapode et un sarcoptérygien, j'ignorais complètement que j'étais aussi une boucle étrange...

Commençons par la boucle tout court... C'est un bidule récursif. Un machin qui se construit ou se définit en se référant à lui même. Hofstadter donne toutes sortes d'exemples, depuis le feedback video jusqu'à la suite de Fibonacci, de phénomènes récursifs... Il y en a un que j'aime beaucoup et que Hofstadter ne cite pas, c'est le système d'exploitation « GNU ». GNU est l'acronyme pour Gnu is Not Unix.

Une boucle étrange, dans la terminologie Hofstadterienne, c'est une boucle qui « saute de niveau », qui passe d'un niveau de réalité à un autre, comme dans le fameux dessin d'Escher où on voit une main dessiner une seconde main qui elle-même dessine la première main... Ou comme dans le théorème de Gödel... Eh oui. Nous y voilà.

En très résumé, ce que Gödel a réussi à prouver en 1931, c'est que « tout système formel suffisament complexe comporte des propositions indécidables », c'est à dire qui ne sont ni démontrables ni réfutables. Gödel a découvert le moyen de transposer dans un formalisme mathématique précis une proposition auto-référente équivalente à : « Je ne suis pas démontrable ». Ensuite, de deux choses l'une : soit la proposition est démontrable à l'intérieur du système et on aboutit à une contradiction, qui met tout l'édifice par terre... Soit elle ne l'est pas, et on est bien obligé de reconnaître qu'elle est néanmoins vraie ! Pour réussir cet incroyable tour de passe-passe, Gödel a du traduire en nombres entiers des propositions portant sur les nombres entiers. Saut de niveau. Boucle étrange.

OK. Mais ca n'est pas fini, puisque le livre s'appelle Je suis une boucle étrange. Qu'est-ce que je viens faire là-dedans ?

Est-ce un hasard, se demande Hofstadter, si la seule façon simple d'exprimer la formule de Gödel passe par l'utilisation du pronom «je» (je ne suis pas démontrable) ? A partir de là, il établit un parallèle assez troublant entre ce phénomène de boucle étrange et le fonctionnement de l'esprit humain... L'idée, longuement développée dans le livre (mais pas ici !), est que ce qui se passe dans le cerveau est du même ordre que la construction de Gödel. Lorsque l'esprit devient suffisamment complexe pour s'auto-représenter, il peut sauter un (puis plusieurs) niveaux de réalité. Le je naît de la capacité de l'esprit humain à sauter de niveau à travers la construction de symboles. Je suis ce qui transforme le bricolage électro-chimique de mes neurones en toutes sortes de propositions, y compris en propositions qui (comme celle-ci) portent sur le bricolage électro-chimique de mes neurones.

L'idée est de sortir par le haut du vieux débat déterminisme / libre-arbitre : comment peut-il y avoir «je» dans un monde déterministe de particules et de champs électro-magnétiques ? Hofstadter refuse la position dualiste, qui postule qu'il faudrait ajouter quelquechose aux lois de la physique pour rendre compte de l'esprit humain, et il le fait sans tomber dans un réductionisme déprimant : ce quelque chose d'impalpable, cette substance immatérielle, qu'il appelle « élan vital », elle n'est pas nécessaire. La conscience, dit-il, n'est pas un toit-ouvrant ! Elle n'est pas une option rajoutée par dessus les structures du cerveau.

La conscience ne vient pas en option (...) : c'est le résultat émergent obligé du fait que le système dispose d'un répertoire de catégories suffisamment sophistiqué. Tout comme la boucle étrange de Gödel qui apparait automatiquement dans tout système formel de la théorie des nombres suffisamment puissant, la boucle étrange du soi émergera inéluctablement de tout répertoire de catégories suffisamment complexe : une fois qu'on a le soi, on a la conscience. Pas besoin d'élan mental. (2)

Et toc.

(1) Gödel, Escher, Bach : préface de l'édition de 1999
(2) Douglas Hofstadter : Je suis une boucle étrange, p.429

7 commentaires:

Anonyme a dit…

Merci pour ce Billet
Godel, Escher Bach est une livre unique. Une des choses qui m'a le plus marqué dans ce livre, c'est la qualité de l'écriture et la jubilation qui en émerge.

Un livre remarquable.

Sebastien

Anonyme a dit…

Je vais faire une confidence : je n'ai pas pu finir ce livre. J'ai trouvé l'auteur vraiment longuet, un tantinet prétentieux, régulièrement hors-sujet, s'extasiant sur des choses relativement élémentaires et bien connues (genre le feedback). Et j'avais l'impression que le livre dérivait lentement vers la métaphysique. Si je comprends bien, l'essence du livre est contenue dans la phrase suivante :
"Lorsque l'esprit devient suffisamment complexe pour s'auto-représenter, il peut sauter un (puis plusieurs) niveaux de réalité. Le je naît de la capacité de l'esprit humain à sauter de niveau à travers la construction de symboles. "
C'est effectivement quand j'ai senti cela venir que j'ai refermé le livre. Car franchement, qu'est-ce que cela veut dire ? Hofstadter m'a fait l'effet de voir Godel partout. Moi, je ne comprends pas du tout ce qu'il y a derrière cet énoncé, d'un point de vue scientifique. Cela me paraît relever de la métaphysique, je préfère m'en tenir pour l'instant au bon vieux "cogito ergo sum".

dvanw a dit…

Entièrement d'accord avec toi sur le style et le côté longuet. J'ai sauté pas mal de pages dans le milieu et sa façon de dire : "là, le lecteur doit être complètement déboussolé" alors qu'il enfonce le même clou depuis 50 pages est assez crispante.

Maintenant, je pense que tu jettes le bébé avec l'eau du bain. D'abord Hofstadter s'intéresse à des questions que tu te poses toi aussi au travers de tes lectures de Kaufman et Schrodinger. Est-ce que c'est de la science dure ? Surement pas, pas plus que les textes de Kaufman et Schrodinger.

En tous cas, il n'y a rien de métaphysique dans les thèses d'Hofstadter, il est parfaitement clair là-dessus. Si c'est l'impression que ça donne, c'est que je les raconte mal... Il essaie au contraire de trouver une interprétation du "Moi" sans recourir au dualisme, sans "substance spéciale". Quand je parle de "sauter un niveau de réalité" (l'expression est peut-être malheureuse) je ne suis pas dans le boudhisme à la Star-Trek, je veux simplement parler de "niveaux de représentations" comme dans le dessin des mains d'Escher encore une fois, ou comme le nombre k de Gödel.

Le "bon vieux cogito ergo sum" est bien sympa mais il ne résout rien. A sa façon, il relève tout autant de la pensée magique que le dualisme :

"Je suis parce que je sais que je suis..."

Mouais. C'est justement ça que Hofstadter essaie de dépasser... Mais je reconnais que c'est bien prétentieux de ma part de vouloir condenser tout ça en quelques dizaines de lignes. Il fait trop long, je fais troip court !

Anonyme a dit…

Bon, peut-être que je vais essayer de lire la fin alors, mais mon dieu quel pensum ...

Sinon, autant j'ai bien aimé Schrodinger, autant j'ai eu beaucoup de mal avec Kaufman dès qu'il a commencé à parler de ses propres théories. D'ailleurs j'ai arrêté de le chroniquer (son hypothèse de l'esprit quantique m'a paru totalement ridicule et non physique). Les bouquins de scientifiques, c'était mieux avant.

dvanw a dit…

Peut-être que ce dont on parle c'est plutôt "les bouquins non-scientifiques de scientifiques"... Quant Schrodinger écrit "Qu'est-ce que la vie", on est plutôt dans la philo que dans son activité de physicien...

Les scientifiques ne sont pas toujours (et même pas si souvent) des créatures parfaitement rationnelles...Gödel, encore lui, était pas mal dans le genre... Il croyait dur comme fer aux esprits, qu'il associait dune façon assez mystérieuse aux mathématiques. Il était aussi assez parano pour se laiser quasi-mourir de faim par crainte d'être empoisonné.

Il y a un livre là dessus qui s'appelle "Les démons de Gödel"

all a dit…

Je n'ai pas lu ce livre, vous ne me donnez pas vraiment envie de le faire.
Mais d'après ce que je comprends du billet * on recompose simplement ici la sémantique générale de Korzybski - je me rappelle que c'est Tom Roud qui a parlé ailleurs du joueur du non(A) de Van Vogt.
Un point de vue non aristotélicien qui refuse la dualité je suis/je ne suis pas, mais qui reconnaîtrait que le simple fait de se penser soi-même ne prouve pas que l'on est (sur ce, hop, Descartes fait un tripe Salko arrière dans sa tombe) : les mots que je penseraient ne refléteraient pas la réalité (ou qu'une parti) de la réalité de ce qu'est le Soi.
"Je suis" doit s'exprimer comme : "je dis les deux mots ' je suis '; je crois que je l'ai dit - mais cela reste une proposition"
D'où la recommandation première de la sémantique générale d'éviter le verbe être.
Pour moi qui est croyant et donc plus proche de Descartes, le Soi est l'âme, cette partie de moi-même qui observe toutes les autres.


* Il est possible que je n'ai rien compris du tout et dans ce cas veuillez m'excuser.

all a dit…
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