17.11.09

136 - « Non » augmentatif

L'un des traits les plus spécifiques et historiquement les plus marquants  du mode de pensée occidental, c'est la permanence tenace et indestructible de l'opposition. C'est cette idée que Imre Toth développe dans un texte paru d'abord en 2006 dans la revue Diogène et réédité cette année (1).
L'opposition n'a jamais pu être éliminée de l'histoire de l'Occident, la dissension n'a jamais pu être réduite au silence ; toujours, même dans les temps les plus durs, les plus terribles, des voix se sont élevées pour dire Non ! à l'injustice, Non ! à 'infamie. L'homme révolté est l'homme qui dit «non !» - c'est le Moi de la négativité. (1)
La présence permanente de ce Non ! est ce qui sauve moralement l'Occident et ce qui lui permet d'aller de l'avant : si l'Inquisition ou le colonialisme sont des phénomènes spécifiquement occidentaux, le refus de l'Inquisition et l'anticolonialisme le sont tout autant. Cette idée majeure a été formulée dès 1842, par un certain Karl Marx :
Ohne Parteien keine Entwicklung, ohne Scheidung kein Fortschritt - «Sans partis, pas de développement, sans dissension pas de progrès.» Un bel aphorisme dont la vérité a été récemment confirmée par l'effondrement irréversible des dictatures monolithiques qui se réclamaient de son auteur. (1)
Le « non » augmentatif, prérogative du sujet connaissant, possède le pouvoir exorbitant d'amener le non-être à l'existence simplement en le nommant. Et comme celui-ci n'a pas d'existence distincte de la connaissance qu'en a le sujet  (en termes tothiens, il appartient à la modalité ontique être su), lui seul est connaissable avec une rigueur et une certitude absolue : madame Bovary, par exemple, est rigoureusement identique à la description qu'en fait Flaubert. Conséquence amusante : Il apparaît donc qu'il n'y a que deux savoirs exacts, le roman et la géométrie. (1)

Et c'est dans le domaine géométrique que le « non » augmentatif trouve son expression la plus fondamentale. En élevant au statut d'axiome la négation du 5ème postulat d'Euclide, la géométrie non-euclidienne amène brusquement à l'être (ou au moins à l'être-su) un autre Univers qui contient lui aussi tout ce qui est, qui n'est aucunement complémentaire du monde euclidien, mais au contraire logiquement incompatible avec lui. Le mathématicien se permet ainsi, par la puissance terrifiante de la négativité de créer un monde d'un trait de crayon...
En ce moment décisif, le sujet des mathématiques a pris conscience de sa liberté immanente, de sa liberté d'assigner la vérité à la fois à deux propositions axiomatiques contradictoires. La rupture avec l'axiome logique de la contradiction devint manifeste. Le mot «liberté» devint l'exergue de la création mathématique, répété haut et fort par les mathématiciens des générations suivantes. (1)
 Et cette liberté ne connaît dès lors aucune limite :
La géométrie non-euclidienne est vraie, aussi vraie que l’est simultanément son opposée, la géométrie euclidienne. Par conséquent, la vérité n’est pas la limite de la liberté mais au contraire, c’est la liberté qui est le commencement, la source d’où la vérité jaillit. (2)

(1) Liberté et vérité - Imre Toth - Editions de l'éclat 2009
(2) Palimpeste, propos avant un triangle - Imre Toth - PUF 2000

6 commentaires:

Anonyme a dit…

Hello,

Je suis d'accord (ce qui implique que... "non" pas forcement...) !

Une petite extension me vient à l'esprit, tant celui-ci est attiré par la mise en abîme : il existe aussi l'opposition à l'opposition, un "non" au "non" si on préfère, une mode de refuser l'opposition. J'adore ce cercle bien bouclé :)

Nox

Aigo a dit…

"L'un des traits les plus spécifiques et historiquement les plus marquants du mode de pensée occidental."

Je suis plutôt inconfortable avec la plupart des affirmations concernant les prétendues "spécificités" de l'Occident.
Non que je nie l'existence de spécificités, il faudrait être naïf et bien aveugle pour ne pas voir que les différences sont trop nombreuses pour qu'il n'y ait pas de spécificités pour l'un et pour l'autre.
Ce qui m'ennuie, c'est que l'affirmation de telles spécificités s'appuient généralement sur l'insuffisance des données comparatives. Que d'âneries ne dit-on pas, simplement parce que notre connaissance des autres civilisations sont très loin d'atteindre celles que nous avons de la nôtre!
L'opposition à la colonisation, par exemple, est certainement un phénomène important, pas du tout négligeable, et né pratiquement en même temps que la colonisation elle-même. Mais il faut approfondir le sujet pour en prendre conscience. Vu de l'extérieur, n'a-t-on pas le sentiment que l'Occident fut unanime dans l'entreprise? N'apprend-on pas l'existence de l'opposition à la colonisation bien après qu'on apprend l'existence de la colonisation elle-même?

Je suis peut-être moi-même ethnocentriste en disant cela, mais l'existence même de divergence, d'opposition, de "non" me paraît être une caractéristique fondamentale des sociétés humaines que le postulat de Toth me paraît assez douteux.

dvanw a dit…

Aigo : oui, je suis assez d'accord avec ton objection, mais je pense qu'elle s'applique plus à mon résumé très très lapidaire qu'à ce que dit Imre Toth dans le texte.

Le texte commence par "Ce que nous appelons aujourd'hui pensée occidentale n'est ni un concept géographique ni une détermination ethnique". Et il développe l'idée que le centre de gravité de ce mode de pensée s'est déplacé au fil du temps (en particulier en passant par le monde arabe) et que "son eau se déverse dans tous les océans".

Quant au "non" augmentatif, il ne correspond pas seulement à l'existence à l'existence d'une "opposition" comme mon résumé peu le laisser croire, mais à l'élévation de ce "non" à une place centrale dans la pensée. Ce "non", c'est l'apparition d'un sujet qui s'autoproclame centre de l'Univers, auto-référence absolue et universelle, capable par la même d'imiter Dieu en amenant le non-être à l'être.

Et ça je ne crois pas que ce soit présent dans toutes les sociétés humaines. Ca commence il y a longtemps avec "des prophètes juifs et des philosophes grecs", ça passe par Descartes et par toute la tradition philosophique européenne, et ça va... je sais pas où !

JoëlP a dit…

et ça va... je sais pas où !

En tous cas, on espère que ça continue encore longtemps. Il semble qu'en ce moment la capacité de dire NON est un peu affaiblie. Peut-être que cette impression (de l'affaiblissement de l'esprit de résistance) est de tous temps et peut-être même qu'elle (l'impression) est nécessaire au maintient d'un NON plus fort face aux risques de dictature larvée qui (semble) nous menacer.

Ceci me rappelle un séminaire passionnant organisé dans et par mon entreprise (Digital Equipment Corp)en 86 ou 87 et dont le thème était "Apprendre à dire non". Il me semble qu'aujourd'hui ce genre de séminaire serait plutôt intitulé "Apprendre à dire [oui patron et merci patron]".

Xochipilli a dit…

Tiens, c'est bizarre j'allais dire le contraire de JoelP (ce qui va d'ailleurs confirmer mon argument ;-)
Pour avoir vécu dans pas mal de pays, je trouve les français champions de l'esprit critique.
Il suffit de lire la presse: absolument tout est sujet à polémique. Un ami mexicain me disait un jour: "vous les français, ce n'est pas 'je pense donc je suis', mais 'je pense PAS PAREIL, donc je suis."
Derrière cet réflexe de la critique systématique, il y a notre énorme ego: dire qu'on n'est pas d'accord est la manière la plus simple de prouver qu'on existe; c'est frappant de constater qu'on ne manifeste jamais autant que pour contester (sauf lors de la coupe du monde). L'éducation affute aussi notre esprit critique: à l'école quand un petit copain vient de parler, on ne lève le doigt que pour objecter à ce qu'il vient de dire.

JoëlP a dit…

Salut Xochipilli,

Mon anecdote se passait dans une multinationale américaine. Vous êtes sévère avec les français... Nous aurions donc un avis sur tout et surtout un avis.

C'est peut-être vrai mais on ne peut pas généraliser, tous les mexicains ne sont pas des maris jaloux.