31.3.09

132 - Complot de l'art

En 1995, Jean Baudrillard publie dans Libération un article intitulé : Le complot de l'art. Avec le sens des nuances qui le caractérise, il nous y apprend que l'art contemporain n'est pas seulement médiocre - ça, beaucoup de gens avant Baudrillard l'avaient déjà dit - il est nul.
Bien sûr, toute cette médiocrité prétend se sublimer en passant au niveau second et ironique de l'art. Mais c'est tout aussi nul et insignifiant au niveau second qu'au premier. Le passage au niveau esthétique ne sauve rien, bien au contraire : c'est une médiocrité à la puissance deux. Ça prétend être nul : "Je suis nul! Je suis nul!" - et c'est vraiment nul. [1]
C'est un peu plus tôt, au début des années 90, qu'avait éclaté l'affaire Jean Clair. Je résume : une série de textes critiques (Esprit, Télérama et l'Evénement du Jeudi) mettent en cause la qualité de l'art contemporain tel qu'il se pratique et se donne à voir au travers des institutions culturelles, ainsi que la validité du discours critique qui l'accompagne. Les propos de Jean Clair (académicien, ex-directeur du musée d'Art moderne et du musée Picasso) publiés par le très droitier magazine Krisis font éclater les hostilités entre pourfendeurs et défenseurs de l'installation post-moderne et de l'esthétique transactionnelle.

Jean Clair, Olivier Céna, ou Marc Fumaroli (qui dresse dans L'état culturel, un portrait au vitriol de la politique culturelle de Malraux à Jack Lang) sont parmi les assaillants, tandis que Catherine Millet et quelques autres organisent la défense... Complot, délit d'initié, abus de pouvoir, logique excluante de la distinction bourdieusienne, accusent les premiers. Fascistes ! répondent les seconds. Moins polémique, le constat est le même chez Yves Michaud, même si on passe de l'incantation à l'ironie :
L'installation video en boucle de la galerie de pointe est visible, à peu de choses près, chez Zara ou Armani. (...) On a l'impression que l'art contemporain travaille d'arrache-pied à rendre hermétique l'accès à des expériences somme toute banales et aussi courantes que serrer la main de quelqu'un, faire l'aumône à un mendiant, échanger un regard avec une femme, regarder dans le vide, s'ennuyer, ou être saisi d'un rire communicatif puis nerveux. [2]
Allain Glykos trace entre cette affaire Jean Clair et l'affaire Sokal, un parallèle tout à fait troublant. D'un côté, Sokal et Bricmont intentent un procès en illégitimité à certains intellectuels français, coupables à leurs yeux de dévoyer le discours scientifique en l'embarquant de travers dans leurs constructions théoriques. [3] De l'autre, Baudrillard & co analysent la scène de l'art contemporain comme une mystification, un complot. Alain Glykos montre qu'il y a un vocabulaire et une thématique communs aux deux « affaires », et que tout ça n'est pas nouveau :
Galilée constitue un autre exemple fort intéressant car il a su user de critiques violentes tantôt contre les poètes au nom de la science, tantôt contre les scientifiques au nom de l'esthétique. Il déniait en effet le droit aux poètes et aux historiographes de parler de physique. Un Sokal avant l'heure ? Certes, l'objet et le contexte de sa critique ne sont pas comparables. Ce qui l'est, c'est au fond l'argumentation de compétence et l'idée que toute intrusion dans le territoire de l'autre est considérée comme imposture. (...) A l'inverse, ce sont des considérations esthétiques sur le cercle - forme parfaite - qui empêchent Galilée d'accréditer les lois de Kepler qui s'appuyaient sur le mouvement elliptique. Galilée, qui ne voulait pas mélanger l'art et la science, a-t-il échappé à la confusion ? [3]
Et c'est sans doute à une critique de la confusion que se rapportent les deux affaires. Confusion, d'un côté, entre le monde de l'art et celui du divertissement (Marc Fumaroli), entre modernité et effet de mode (Yves Michaud) ; confusion de l'autre entre language savant et langage poétique, entre métaphore et argument. Il est amusant, remarque Allain Glykos, de rencontrer Baudrillard dans les deux cas : assaillant impitoyable du système de l'art, il est assiégé à son tour par Sokal et Bricmont. Lesquels citent quelques passages particulièrement abscons du dit Baudrillard, qui utilise complètement à l'envers - et en les présentant comme des concepts importés des sciences ! - des notions telle que la réversibilité.

Complot de l'art dénoncé par des philosophes, complot de la philosophie dénoncé par des scientifiques... Dans les deux cas, procès en perte de sens, en insignifiance, en tartufferie. Mais est-ce qu'il ne s'agit pas aussi, dans un cas comme dans l'autre, d'une critique du relativisme ?
Quand Jean-Marc Lévy Leblond écrit que les artistes ne font plus de la beauté leur préoccupation première et que les scientifiques ont renoncé à dire le vrai, il évoque à sa manière l'errance des uns et le doute qui s'est emparé des autres. L'histoire montre que lorsque les hommes sont dans le désarroi et le manque, lorsqu'ils perdent leurs repères, ils cherchent des saints à qui se vouer. [3]
Mais c'est peut-être là que l'analogie s'épuise. En conclusion de son analyse, Yves Michaud en appelle à Darwin pour penser un art comme parure, un art équivalent pour les groupes humains aux plumes, couleurs, robes, atours, ornements (...) qui distinguent visuellement les espèces entre elles et certains individus, en particulier dans leur rôle sexuel, au sein de ces espèces. [2] Là où il abandonne sans plus de regrets l'ancienne velléité philosophique de penser le beau, Sokal et Bricmont restent, comme la très grande majorité des scientifiques « durs », attachés au projet universaliste d'une intelligibilité commune, articulée autour de la rationalité. Ce n'est pas au fond au contenu des discours qu'ils s'attaquent, mais plus prosaïquement à ce qui leur semble un défaut de méthode.

"Anything goes" Tout fera l'affaire... Yves Michaud reprend la formule de Feyerabend pour décrire la multiplicité des formes, des contenus et des valeurs de l'art contemporain. Une diversité, un bazar qui ne sont gênants au fond que du point de vue limité de l'archivage. [2] Ce détachement très post-moderne et très cool, ce n'est pas du tout l'attitude de Sokal et Bricmont qui se livrent au contraire à une critique en règle, appliquée, laborieuse, et pas cool du tout du même Feyerabend, dans le but affiché de dénoncer le relativisme cognitif qu'ils y lisent. Amusant, non ?

Amusant et quand même bizarre de voir un philosophe aussi féru de sciences que l'est Yves Michaud utiliser Feyerabend comme un simple slogan (un moyen mnémotechnique ?) tandis que ce sont nos deux physiciens qui épluchent les textes et discutent les concepts... Les praticiens des sciences dures seraient-ils les derniers à ne pas s'être résignés au relativisme ? A l'heure où la fin des grands récits a entraîné dans l'abîme le Beau et le Vrai majuscules, il semblerait que le vrai minuscule (ou peut-être devrait-on dire l'exact comme dans « sciences exactes ») fasse de la résistance.

A défaut de métaphysique, les sciences dures seraient-elles le dernier refuge d'une transcendance, au moins au sens phénoménologique de : qui dépasse notre subjectivité ?


[1] Jean Baudrillard - Le complot de l'art
[2] Yves Michaud - L'art à l'état gazeux

[3]
Allain Glykos - Une affaire peut en cacher une autre
[4] Alan Sokal & Jean Bricmont - Impostures intellectuelles


Voir aussi : 035 - Herméneutique transformative de la gravité quantique

1 commentaire:

Alexandre Belkowski a dit…

Texte très intéressant !