1.2.10

138 - Appareil apatride

Il y a un gros mot dans la présentation video qu'oncle Google a mis en ligne à propos de son futur système d'exploitation. Il s'excuse aussitôt de l'avoir employé, certes, mais quand même : il est là.
If everything is stored on the internet, then your phone, your computer, all of these devices, are what people call "stateless". Which is kind of a big word, so maybe just remember this : Chrome is a totally rethought web brower, but Chrome OS is a totally rethought computer that let you stop worrying about your computer so you can focus on the internet. (1)
Amusant comme l'oncle Google prend d'abord le risque de parler à ses clients comme à des adultes... avant de battre en retraite sur l'air de Don't worry, be happy ! Officiellement, stateless se traduit apatride. Si c'est un gros mot pour oncle Google, ce n'est pas tant à cause de l'identité nationale que parce qu'il renvoie à des idées profondément enfouies au sein même de techniques informatiques qui nous semblent neutres... Mais n'ayons pas peur des gros mots ! 
Stateful and stateless are adjectives that describe whether a computer or computer program is designed to note and remember one or more preceding events in a given sequence of interactions with a user, another computer or program, a device, or other outside element. Stateful means the computer or program keeps track of the state of interaction, usually by setting values in a storage field designated for that purpose. Stateless means there is no record of previous interactions and each interaction request has to be handled based entirely on information that comes with it. (2)
Bon. Vous êtes chez vous en train d'écrire un texte sur le dinateur. Vous manipulez un fichier informatique avec l'aide d'un système complètement stateful. L'ensemble constitué par le dinateur et le programme sait des tas de choses : d'abord que vous avez le droit de modifier le fichier, que quand vous tapez un "a", il est de bon ton d'ajouter un "a" à la position (auparavant mémorisée) du curseur, que "dinateur" n'est pas français, etc... Bref, toute l'intelligence est du côté de l'appareil. Les données constituent une matière brute, évidemment sans mémoire, qui ne fait sens que grâce au contexte fourni par l'appareil. C'est tellement évident que ça semble tomber sous le sens : d'un côté l'ordinateur (stateful device), de l'autre les données brutes et bêtes (stateless data).

Mais cette dichotomie s'applique aussi au niveau supérieur : internet est construit sur un mélange de protocoles stateful et stateless. Le FTP, par exemple, est stateful. C'est à dire qu'il fonctionne comme une conversation téléphonique entre un serveur et un client : le serveur répond à chaque requête en fonction de l'identité du client et du contenu passé de la conversation. Le HTTP du web, par contre, est stateless, c'est à dire qu'il ne veut pas savoir qui vous êtes ni ce que vous avez dit avant : HTTP est un malade d'Alzheimer et traite chaque requête comme un commencement absolu. Comme si vous deviez rappeler votre nom au début de chaque phrase pour avoir une conversation un peu suivie...

Maintenant, imaginez une machine qui ne puisse communiquer avec des données qu'à travers un protocole de type HTTP... Ah ! Voilà donc notre stateless device... Qu'en faire ? Qu'est-ce que ça change ? D'un côté, on serait tenté de répondre : pas grand chose. On continue de faire les mêmes choses, à part que les données sont « sur Internet » au lieu d'être « sur la machine ».  Finies les données perdues ou inaccessibles parce qu'elles ne sont pas sur le bon ordinateur ! D'ailleurs, moi qui vous parle, j'utilise Google docs à peu près tous les jours...

Mais est-ce que le changement est aussi transparent qu'il en a l'air ? Pas sûr. Car si je peux accéder à mes données au travers d'un appareil sans état, d'un « appareil apatride », c'est bien parce que le document, lui, a changé de statut : il n'est plus apatride mais citoyen du monde ! Il existe potentiellement au vu et au su de tous, et possède - potentiellement, toujours - une histoire écrite, comme un article de wikipedia. Au lieu de manipuler des données brutes dans le temps d'un processus créatif intime, l'auteur externalise cette  conversation avec lui-même, et s'inscrit dans un processus où il n'est plus seul maître à bord. Vis à vis du texte, il passe du statut de propriétaire à celui, plus pratique et plus soft, de détenteur d'un droit d'accès... Droit qu'il peut d'ailleurs partager avec qui bon lui semble !

Cette liberté nouvelle se paye. Car que devient le petit bout de texte d'autrefois, écrit à mon seul usage, et que je pouvais annihiler d'un clic ? Où est passée cette extension de cerveau que je pouvais poser là, et replier à volonté ? Et que devient la possibilité de disparaître ? De tout brûler, comme Kafka a voulu le faire ?  Effacer complètement le moindre bout de texte est devenu un exercice où il n'est plus besoin d'être Kafka pour échouer... La plus piteuse idée a aujourd'hui toutes les chances de survivre à son auteur !

Et chaque mauvaise idée, chaque remords, chaque hésitation devient virtuellement aussi facile d'accès que l'état final du document... D'ailleurs la notion d'état final a-t-elle encore un sens quand la rectification est aussi facile et aussi immédiate ? Du temps du papier, l'imprimeur forçait à arrêter un état du texte. Du temps de l'informatique, il restait des numéros de version correspondant à l'envoi d'un texte qui allait être recopié ailleurs, sur un autre appareil, et ne plus changer. Mais si je donne un lien vers un document en ligne ?

Le terme même de « document » devient quelque peu discutable... Et que dire de l'auteur face à ce document survitaminé, qui commence à lui échapper ?  Faudra-t-il-il parler d'auteur apatride ?


(1)  What is Google Chrome OS ?
(2) Whatis?com  - Stateless

6 commentaires:

dvanw a dit…

Amusant : en rédigeant l'article ci-dessus, j'ai perdu un paragraphe dont j'étais très fier, et que -comme pour faire mentir mes assertions théoriques- j'ai été complètement incapable de récupérer... Je ne doute pas néanmoins qu'il flotte là-as, quelque part...

Gabriel a dit…

Intéressant cette réflexion sur ce nouveau système de Google. J'ai hâte de voir ce qu'il sera réellement, mais ton analyse soulève plusieurs questions importantes.

Tom Roud a dit…

Depuis que j'ai lu un billet sur un blogueur qui s'est fait usurper ses identifiants google (gmail, etc...), j'ai été convaincu de mettre le moins de choses possibles sur les serveurs de google, et de faire le plus de back-up possibles en local. Le corollaire de l'informatique stateless, c'est une protection maximale des identités et des données, et on en est encore loin...

dvanw a dit…

Tiens t'aurais pas un ptit lien vers cette histoire ? Ca m'intéresse ! Pasque c'est vrai que pour le moment j'ai perdu plus de choses en local qu'en nuage... Mais jaimerais pas que ça change brusquement !

Tom Roud a dit…

J'ai eu du mal à la retrouver, mais voici l'histoire
http://geographie2point0.wordpress.com/2010/01/03/cette-annee-le-pere-noel-etait-un-pirate/

dvanw a dit…

Merci, c'est saisissant... Pour une fois la réalité vécue toute simple, au lieu des fantasmes habituels.

Tiens, j'vais ptêt changer quelques vieux mots de passe, moi, histoire de dire....