15.3.10

144 - Libéralisme bureaucratique

Dans la famille oxymore je voudrais le libéralisme bureaucratique. C'est le titre d'un livre écrit par un professeur suisse d'administration publique en 2004 (1), mais c'est sous la plume d'Yves Michaud que je l'ai personnellement découvert, niché dans la quatrième partie d'une note à épisodes dédiée au livre de Francis Brochet : La grande rupture. (2)

Késaco la grande rupture ? Le livre de Francis Brochet raconte la transformation de l'Etat sous l'influence du monde de l'entreprise dont il copie le style et les valeurs, en particulier autour de la notion très entreprenariale de management (qu'on devrait traduire tout bêtement gestion, si on ne craignait pas de perdre en route la magie et le sex-appeal du terme anglo-saxon...). Pour Francis Brochet cette transformation constitue, autour des années 2005-2007,  un vrai changement de paradigme. Elle est portée par l'arrivée aux responsabilités d'une nouvelle génération de leaders politiques et économiques dont les figures emblématiques sont Nicolas Sarkozy, Ségolène Royal et Laurence Parisot.

La note d'Yves Michaud est nettement positive par rapport au livre dans son ensemble mais critique tout de même un point : l'identification du management libéral à une pratique de gestion, dégraissage, rentabilité, évaluation, ré-engineering, externalisation, benchmarking... Pratique qu'on applaudit ou qu'on hue selon qu'on est de droite ou de gauche. Jusque là tout est simple.

Mais, remarque Yves Michaud, si on se réfère aux textes théoriques (notamment à ceux de Peter F. Drucker, pape américain du management) le tableau est assez incomplet. Il manque en particulier le fait que la gestion est supposée être au service d'une stratégie. Si l'on en croit Wikipedia, les 5 rôles du manager selon Peter F. Drucker sont en effet dans l'ordre : fixer des objectifs, organiser le travail, motiver et communiquer, mesurer la performance, former les salariés. 

Et autant Google, Microsoft... ou la SNCF semblent avoir des stratégies lisibles et cohérentes (ce qui ne rend pas les dites stratégies forcément sympas pour autant) , autant les choses semblent moins claires du côté de la Société Générale de France Télécom... Ou du ministère de l'Education Nationale.
On cherche malheureusement en vain chez nos oligarques des stratégies. Tout ce qu'ils savent faire, c'est mettre des ratios de rentabilité, des tableaux de marche, du benchmarking et de l'évaluation des performances – et ensuite s’attribuer des bonus royaux qu’ils sont surs d’avoir bien mérité. C'est bien du libéralisme, mais c'est ce que j'appelle non pas le libéralisme managérial mais le libéralisme bureaucratique.
Du coup ce management sans se fatiguer pour penser une stratégie est pain béni pour nos bureaucrates et énarques. Eux non plus n'ont pas de stratégie et jusqu'ici ils n'avaient même pas de management. Maintenant, ils n'ont toujours pas de stratégie mais ils vont manager. Cela donne exemplairement France Télécom et tous les cas où des petits chefs qui n'ont jamais rien inventé se mettent à imaginer des tableaux de bord, des ratios de performance, des principes de mobilité. Ils ne savent toujours pas où ils vont mais ils y vont avec un GPS. 
Cela sera surement aussi le cas dans les universités où la maladie de la performance sans stratégie est en train de se répandre avec la LRU et l'arrivée de petits présidents vroom vroom qui n'ont jamais fait de recherche mais savent l'évaluer. Oui, la grande rupture est là: ce n'est pas celle du libéralisme, c'est celle du libéralisme bureaucratique, celle d'un management sans stratégie ni vision, d'un management dévoyé parce que sans objectif, sinon ceux de la com, de la séduction des chasseuses de tête, de la rentabilité à court terme fût-ce au prix de la fermeture deux ans plus tard.
Bref, à l'Université comme en politique, le bon usage d'un tableur ne semble pas suffire tout à fait à la pratique d'un sain gouvernement... Petit conseil (un peu tardif) pour les régionales : ne pas voter Excel !


(1) Dadid Giauque - La bureaucratie libérale - L'Harmattan, 2004
(2) Francis Brochet - La grande rupture - Les éditions du Toucan 2009
(3) Traverses: Sur le libéralisme bureaucratique (4)

1 commentaire:

JoëlP a dit…

Ah, que seraient les manageurs sans Excel et Powerpoint ?

Ce qu'il faudrait c'est un outil qui transforment les slides des manageurs en vraie réalité tangible sans intervention humaine. Le projet avancerait, la feuille excel des coûts de remplirait en tenant compte de la feuille budget (stay in budget). Le projet fini, la feuille des résultat serait directement envoyée à Wall Street pour distribution des dividendes aux chers investisseurs.

Bien sûr, au bout d'un certain temps on aurait plus besoin de manageurs sauf quelques bons producteurs de slides (un manageur sachant nager en eau peu transparentes est un bon manageur). Tant pis pour les autres!