21.3.11

154 - Esotérisme intrinsèque de la science

Je n'ai pas appris grand chose sur les nanotechnologies en écoutant Répliques, l'émission d'Alain Finkielkraut, qui leur était consacrée samedi dernier. Par contre, il y a eu un moment dans la discussion entre Etienne Klein (physicien fameux) et Olivier Rey (philosophe, collègue de Finkielkraut à Polytechnique) que j'ai trouvé tout à fait intéressant. Il s'agissait des rapports que peuvent (ou doivent ?) entretenir science et démocratie.
Pour Olivier Rey, la technoscience promet en permanence un bouleversement du monde vis à vis duquel les citoyens n'auraient d'autre option que de s'adapter. Mais, remarque-t-il, nous sommes censés vivre dans une société démocratique où ce sont précisément les citoyens qui choisissent collectivement le monde dans lequel ils veulent vivre... Il y a manifestement un problème.
Pour que la démocratie puisse véritablement s'exercer il faut que les citoyens soient relativement compétents à propos des questions dont ils débattent. Et là on se heurte avec la science moderne à un énorme problème : c'est que la science moderne a un caractère intrinsèquement ésotérique. A partir du moment où elle s'est constitué en répudiant le témoignage des sens, elle s'est constituée en connaissance ésotérique qui l'exclut par principe du champ démocratique. (1)
Et Olivier Rey d'enchaîner sur une citation de Simone Weil :
De la science actuelle on ne peut rien vulgariser, si ce n'est que les résultats, obligeant ainsi ceux que l'on a l'illusion d'instruire à croire sans savoir.
Ainsi la science réintroduit dans la société le régime du "croire" qu'elle promettait d'éradiquer. Etienne Klein, que Finkielkraut pousse à réagir, ne semble pas prendre tout à fait  la mesure de l'argument (ou alors il est très pacifiste) et répond sur le mode pédagogique qu'Olivier Rey vient précisément de disqualifier : 
Je ne dirais pas que la science est ésotérique, je dirais qu'elle parle une langue étrangère. La physique s'écrit grâce à des équations, grâce à un formalisme qui n'est pas immédiatement traduisible dans le langage ordinaire. (Et) pour qu'il y ait un débat, il me semble indispensable que certaines notions soient acquises. (1)
Olivier Rey reproche à Etienne Klein de vouloir tirer le grand public sur un terrain qui n'est pas le sien : le grand public n'a sans doute pas envie d'apprendre la physique et la statistique avant de pouvoir s'exprimer, et on le comprend !
Il y a une dissymétrie qui est quand même très grande, parce qu'un scientifique qui ne connait rien à l'élevage n'est pas obligé de payer sa méconnaissance par le fait de retrouver son jardin envahi de vache ou de moutons. En revanche, l'éleveur qui ne connait rien aux nanotechnologies est menacé de voir son existence menacée par leur développement. (..) Il va se voir contraint de pucer ses bêtes pour assurer la traçabilité de la viande issue de son troupeau, traçabilité rendue nécessaire par les catastrophes industrielles qu'on connait. (1)
Pour Olivier Rey, il faut donc imposer des limites au développement techno-scientifique et une des profondes ornières conceptuelles dans lesquelles se trouve la gauche aujourd'hui tient précisément à ce qu'elle répugne à remettre en cause son alliance historique avec le développement scientifique et technique. Y a-t-il un ésotérisme intrinsèque à la science ou à la "technoscience" chère à Olivier Rey? Et quid, dans ce cas de la démocratie dans un monde où les enjeux techniques prennent de plus en plus de place ?

D'abord, le couplage "technoscience" mériterait d'être questionné lui aussi : y a-t-il communauté de discours, de vision et d'intérêts entre "technos" et "scientifiques" ? Entre chercheurs, ingénieurs, et fabricants de yaourts au bifidus ? Si on prend l'exemple cité plus haut du berger et des puces, on voit bien comment un choix politique pourrait interdire le "puçage" des animaux d'élevage, on voit moins en quoi la recherche scientifique est directement concernée...

Sinon, si cette distinction science/technique est illusoire, qu'est-ce qu'il fallait interdire exactement à la "technoscience" dans son ensemble pour qu'on n'arrive pas à la possibilité du puçage ? L'invention de la puce électronique autonome ? Celle des circuits intégrés ? Celle de la radio ? Et, puisque les ondes radio font partie du monde, fallait-il empêcher Maxwell de les découvrir ? Interdire à Marconi de les utiliser ? Empêcher Johnny Halliday et Lady Gaga de nous casser les oreilles avec ?

Et puis dans ésotérisme il y a l'idée d'une restriction volontaire, d'un accès à la connaissance réservé seulement à quelques uns, par l'effet d'un choix délibéré. Le discours scientifique s'inscrit-il dans une telle démarche ésotérique ? Je n'en ai pas l'impression. Si la physique moderne est difficile à appréhender, est-ce à cause d'un parti pris des physiciens actuels, qui choisiraient de rendre imbittables des choses toutes simples ? Il faudrait tout de même être un complotiste très très convaincu pour répondre oui... Et si la réponse est non, une autre explication s'impose, hélas : c'est que le monde ou nous vivons - et que le physicien tente de décrire - semble bien avoir le mauvais goût d'être bizarre et compliqué, et ce sans la moindre considération ni pour le nécessaire débat démocratique, ni même pour les valeurs de gauche, honte à lui !

Finalement, la science qui s'exprime dans une langue étrangère d'Etienne Klein reste peut-être l'optique la moins déraisonnable... Avec ce corollaire déplaisant que, pour participer au débat, il va falloir au minimum définir quelques éléments d'un vocabulaire commun. Les citoyens d'aujourd'hui n'ont peut-être aucune envie de se plonger dans la physique théorique... Mais après tout, ceux d'hier n'étaient pas non plus des fanas de droit constitutionnel. Et pourtant ils ont réussi à absorber les notions de base de la démocratie représentative et du scrutin uninominal à deux tours ! Des notions que Louis XVI et Napoléon III considéraient certainement comme absolument hors de portée de la populace...

(1) Répliques 19-03-2011 - L'enjeu des nanotechnologies
Voir aussi : 125 - Hominescence

8 commentaires:

Anonyme a dit…

Une précision : Étienne Klein n’est pas que physicien... il enseigne la philosophie des sciences !

ianux a dit…

En effet, le concept de technoscience est à interroger. Je n'ai pas écouté l'émission, mais m'est avis qu'Étienne Klein a dû rester bloqué sur une conception très philosophique de la science. Bien sûr, entendue comme un moyen d'augmenter la connaissance de la nature, personne ne peut être contre la science, même le Vatican a un observatoire.
Mais prise dans la Cité, son rôle ne se réduit plus à cela. La science nous dit ce que l'on peut faire, pas ce que l'on doit faire (et à cet égard, je dirais que la technoscience nous dit comment faire de l'argent avec). Son usage est donc un choix de société.
Ainsi, c'est aussi le rôle des scientifiques d'éclairer les citoyens sur les dangers et les bienfaits de la science, de nous dire que l'on peut financer le LHC car il ne créera pas de trou noir engloutissant la terre ou encore que l'on risque d'être envahie par une boue grisâtre (y a-t-il un terme en français pour grey goo ?) constituée de nanomachines.
De même, il est sain d'avoir un comité national d'éthique, mais son rôle est et doit rester consultatif. À mon sens, la qualité d'expert d'un scientifique ne lui donne aucune légitimité à prendre des décisions.
Je suis moi-même assez scientiste, mais je trouve que les arguments d'Olivier Rey que vous citez font plutôt mouche.
Du coup, je vais aller écouter l'émission (mais à reculons, parce que Finkielkraut...).

Anonyme a dit…

Je dois être un peu bouché, mais je trouve que les propos d’Olivier Rey sont creux et superficiels, et qu’Étienne Klein est bien bon d’essayer de répondre quelque chose de sensé.

Par exemple, cette histoire de moutons ou de vaches, ça ne tient pas debout. Pour que la comparaison entre le paysan et le chercheur (qui ne paie pas son ignorance de l’élevage par une invasion de moutons) ait un sens, il faut admettre que ce qui contraint l’éleveur à « pucer » les vaches, c’est le fait qu’il n’y connait rien à l’électronique. C’est pas très pertinent.

Ajoutons à cela que s’il n’y avait pas de puces électroniques, l’éleveur serait obligé de mettre une étiquette en plastique sur l’oreille de ses bestioles ou de les marquer au fer rouge. Ah mince, ça se fait ou se faisait déjà, était-ce dû à une dictature technoscientiste ?

dvanw a dit…

Oui, c'est vrai que l'incompétence électronique supposée du berger n'a rien à voir avec le puçage ou le non puçage... Et les recherches de Marconi ne me semblent pas non plus responsables des chansons de Johnny !

D'autre part, rien ne dit que l'incompétence du scientifique en matière d'élevage ne risque pas de lui jouer des tours... Personnellement, mon incompétence en matière de bricolage ou d'automobile me pose un tas de problèmes dans la vie courante !

Anonyme a dit…

Quelques commentaires :

Simone Veil est une personnalité hautement respectable, mais je pense qu'Olivier Rey cite Simone Weil.

Le principe de la discussion est la "déconnexion" grandissante entre la technoscience (ou peut-être plutôt simplement la technologie) et le troupeau de moutons (pour reprendre l'exemple agronomique !) que constitue les utilisateurs de cette technologie, utilisateurs béats, ou rétifs selon les cas, mais sans recul et sans compréhension des principes scientifiques sous-jacents. D'où le problème concernant les choix de société. Comment choisir si on ne peut pas se faire une opinion objective ?

Tout d'abord, on peut faire pleins de choix sans opinion objective... Et c'est peut-être plutôt cela le problème.

Plus sérieusement, je ne peux qu'être d'accord qu'avec cette difficulté. Pour prendre des exemples courants, combien de personnes comprennent le fonctionnement d'un réfrigérateur, d'une télévision, d'un GPS, d'un ordinateur, d'une centrale nucléaire (même avec moult explications comme en ce moment), ou pour changer de domaine, de la photosynthèse, de la digestion, de la dérive des continents...

Il y a de nombreux dangers à considérer que la compréhension, au moins des principes scientifiques, de ce qui nous entoure, n'est pas indispensable.
Obscurantisme, manipulation, sous-estimation ou sur-estimation de risques ou d'effets néfastes nous guettent. C'est effectivement de démocratie dont on parle.

Et à part favoriser le développement de la culture scientifique dans le "grand public", expression à connotation généralement méprisante, je ne vois pas quoi faire d'autres...

Personnellement, je préfèrerai qu'on puisse simplifier les équations, mais on m'a dit que ce n'était pas possible !

Il est vrai qu'il y a des personnes qui se flattent de ne rien comprendre en science. Ils confient donc leur jugement, soit à d'autres, soit à des considérations non objectives (que dit l'astrologie sur le réchauffement climatique ?).

Cela passe donc notamment par un développement de l'enseignement des sciences, dans toutes le filières. Ce n'est pas dans l'air du temps (cf les nouvelles filières L).

Mais il faut aussi de la "formation continue" ou du rattrapage, selon les cas.
Le principal moyen de communication encore actuel (bien que concurrencé par le web) est la télévision.

Quelles sont les émissions à thématique scientifique à la télévision :

- les abominables choses des abominables Bogdanoff, qui ne font que du sensationnel tape-à-l'oeil,

- ADN, un peu mieux, mais pas tellement,

- E=M6, qui est parti de moyen, pour arriver à n'importe quoi,

- l'excellent Archimède sur Arte a disparu. Il existe maintenant X:enius sur cette chaîne. Manifestement de bonne volonté, mais je serais curieux de connaître l'audience...

- Enfin, la seule émission réellement pertinente sur le créneau, qui ne prend pas les gens pour des cons, et qui ne recule pas devant des sujets difficiles : C'est pas sorcier. Et sans trop d'ésotérisme il me semble.

C'est probablement la représentation et la perception de la science dans la société qui est ésotérique. Elle doit se faire mieux connaître, mieux comprendre.
Et la diffusion des connaissances fait partie intégrante du métier de chercheur. Combien le font avec coeur ?

Anonyme a dit…

Nan mais avec ça on ne peut qu’être d’accord, c’est du bon sens.

Mais ça n’est pas du tout ce que dit OR ! D’ailleurs, dans son « A partir du moment où elle s'est constitué en répudiant le témoignage des sens », je suppose qu’il vise spécifiquement la méca Q (mais je ne sais pas très bien où il veut en venir). S’il voulait dire ce que disent ianux et le dernier anonyme, il pouvait le dire, mais il a en vue quelque chose de plus « profond »...

Enfin bref, les utilisateurs de charrette savaient-ils tous cercler une roue ? Depuis des siècles, combien de vignerons savent tailler des douelles ? On a un changement d’échelle, mais d’après moi ça n’est pas pour les utilisateurs au bout de la chaîne que c’est le plus problématique (qui a un problème pour utiliser son GPS ?) mais pour les chercheurs, de plus en plus forcés à une hyperspécialisation qui n’est pas humainement très enrichissante.

Et sans parler du GPS etc, combien d’entre nous seraient capables de refaire les calculs de Kepler à partir des tables de Tycho Brahe ? (même avec un ordi, s’pas)

dvanw a dit…

@ Anonyme n°2
Oui, bien sûr, Simone Weil, vous avez raison, honte à moi ! Je corrige de ce pas (enfin du prochain) !

Sinon, votre position rejoint celle d'Etienne Klein... Olivier Rey récuse justement cette vision d'un public qui devrait augmenter sa culture scientifique pour faire des meilleurs choix citoyens. Il est, me semble-t-il, dans une critique beaucoup plus radicale, à la Ivan Illich, qui voit dans les tentatives même de "vulgarisation scientifique" un moyen d'oppression. Je caricature peut-être un peu (?) mais pas tant que ça...
Ravi sinon que vous ayez aimé feue l'émission Archimède à laquelle j'ai régulièrement collaboré...

@ Anonyme n°3
(l'anonymat des commentaires ne facilite vraiment pas la discussion !)
Je pense que la citation de début d'Olivier Rey ne vise pas spécialement les quanta mais la démarche scientifique en générale qui essaie dès le départ de dépasser le témoignage des sens en objectivant les processus d'observation et de mesure.
Je me dis aussi qu'utiliser des instruments dont on ne comprend pas le fonctionnement, c'est ce qu'on fait tous, dès qu'on se sert de ces morceaux de gelée mystérieux qu'on a entre les oreilles !

@ tous, merci pour ces commentaires circonstanciés et pertinents, ça fait plaisir !

code d'einstein a dit…

Bonjour,

Vous êtes cordialement invité à visiter mon blog.

Description : Mon Blog(fermaton.over-blog.com), présente le développement mathématique de la conscience humaine.

La Page No-13: ASTROLOGIE !

L'ASTROLOGIE ET LES MATHÉMATIQUES MODERNES !

Cordialement

Clovis Simard