22.3.10

145 - Etat agentique

Qu'est-ce qui peut transformer un Français moyen, voire plutôt sympa, en un tortionnaire capable d'envoyer des décharges électriques de 450 volts à une victime innocente qui supplie qu'on la laisse partir ? C'est le passage du dit Français à un mode particulier que les psychologues ont baptisé état agentique.

Je suis tombé mercredi dernier nez à nez avec le Jeu de la mort, un documentaire de Cristophe Nick qui met en scène une transposition à l'univers du jeu télévisé de l'expérience de Milgram (rendue célèbre par I comme Icare, le film de Henri Verneuil). Je dois dire que j'en suis resté sans voix, oscillant entre stupéfaction, malaise et enthousiasme. Malaise car si ce que montrait l'expérience de Milgram en 1963 était déjà saisissant, que dire de cette version télévisée où des Français des deux sexes et de tous âges infligent - avec le sourire - des décharges électriques à une victime hurlante puis inerte ? Enthousiasme en même temps de voir la télévision s'emparer d'un tel sujet et oser un tel retour sur elle-même ! Aidée sans doute, côté France 2, par l'idée de dénoncer la télé-poubelle des concurrentes privées...

Je ne vous raconte pas l'expérience de Milgram, ni la transposition en jeu télévisé (baptisé la Zone Extrême), il y a tout ce qu'il faut en ligne. Je vous re-situe juste le contexte : la question qui se pose aux sciences humaines après la guerre tourne autour des atrocités nazies : comment cela a-t-il pu être possible ? Comment tant de gens ont-ils pu être, non pas des antisémites fanatiques, mais des complices objectifs d'actes de barbarie ? 

Il  y a deux thèses qui s'opposent : celle de Theodor Adorno et de la plupart des psychologues « cliniques » considère qu'il y a des personnalités plus susceptibles que d'autres d'accepter des ordres immoraux. Adorno établit même une échelle « F » qui exprime en gros la compatibilité des individus avec le fascisme. Hannah Arendt défend au contraire l'idée de la banalité du mal (voir Eichmann à Jerusalem ) : des personnalités tout à fait quelconques peuvent être amenées à des actes barbares, non  par sadisme, mais par conformisme et par soumission à l'autorité. 
Stanley Milgram tourmenté par les mêmes interrogations (...) adoptait le contre-pied des positions cliniques. Plutôt que d’étudier la personnalité des personnes susceptibles d’obéir à des ordres abjects, il voulut savoir s’il n’y avait pas des situations dans lesquelles les gens « normaux », vous et moi, étaient conduits à obéir à de tels ordres. Il faut dire que l’époque commençait qui verrait s’opposer les « personnologistes » qui expliquent ce que font les gens par leur personnalité et leur histoire aux « situationnistes » qui expliquent ce que font les gens par les situations dans lesquelles ils se trouvent et les rôles qu’ils doivent y jouer. (1)
Milgram a obtenu un taux d'obéissance de 62%, soit beaucoup plus que ce que le bon sens semblait suggérer, et quasiment aucune variation corrélée à l'âge, au sexe, ou à des données sociales ou psychologiques. Son expérience est devenue un solide argument en faveur de l'approche « situationniste » et de l'idée de banalité du mal. 62 % d'obéissance pour Milgram, donc, face à une autorité de type scientifique pesant de tout son poids (on est au début des années 60 !). 81% d'obéissance dans le cadre de la Zone extrême avec, dans le rôle du scientifique en blouse blanche, une présentatrice bronzée aux UV...

Comment expliquer, dans un cas comme dans l'autre, cette obéissance massive face à des « ordres » manifestement contraires aux valeurs des sujets de l'expérience ? Stanley Milgram l'explique avec le concept d'état agentique : les sujets agissent à l'encontre de leurs propres valeurs parce qu'ils entrent dans un état agentique (agentic state) où ils ne se considèrent plus comme sujets autonomes mais comme simples agents "transmettant" en quelque sorte la volonté d'un autre, dépositaire de l'autorité. 

Comment un humain normal bascule-t-il dans cet état ? Milgram évoque la progressivité du processus. Il y aurait en fait une sorte d'escalade d'obéissance, depuis l'acceptation première du principe de l'expérience, en passant par un niveau apparemment anodin (chocs légers infligés à une victime consentante) jusqu'à l'escalade finale. Chaque pallier d'obéissance atteint rend plus difficile un acte de désobéissance qui remettrait en question la validité de l'obéissance précédente... Jean-Léon Beauvois, le psychologue qui a supervisé le Jeu de la mort insiste sur la solitude des sujets de l'expérience :
Il faut en effet tenir compte du fait, pour moi décisif, que le sujet de Milgram est un individu seul face à une autorité pressante, qu’il n’a aucune possibilité de comparaison avec ce que fait ou ferait un individu modal ; il n’est pas venu comme membre d’un collectif ou d’un groupe. Il ne dispose d’aucun support social. Sa désobéissance serait un plongeon dans l’inconnu. (1)
Mais le Jeu de la mort n'est pas seulement un objet pédagogique destiné à faire découvrir l'expérience de Milgram aux téléspectateurs de France 2. Il s'agissait aussi, au travers de cette expérience inédite, quoique calquée sur celle de Milgram, d'acquérir des données nouvelles. Qu'y apprend-t-on ? D'abord la statistique nous dit que la différence entre 62 % (Milgram) et 81 % (Zone extrême) a 90% de chances d'être statistiquement significative. Que tirer de ce résultat ? A la fin de l'émission, Jean-Léon Beauvois se laisse aller à quelque chose comme (je cite de mémoire) : Il faut reconnaitre que la télévision présente des caractéristiques d'ordre totalitaire. Séduisant mais sérieusement discutable, parce qu'il faudrait alors admettre, après l'expérience originale de Milgram, que la science présente elle-aussi des caractères totalitaires. Un pas que certains n'hésiteront pas à franchir, mais alors où s'arrête le totalitarisme ? L'école et le travail (sans même parler de la famille) sont-ils assimilables à l'Allemagne nazie ? Dans l'article qu'il a consacré à l'expérience de la Zone extrême, Jean-Léon est plus mesuré et sa conclusion est d'autant plus saisissante :
Alors qu’on nous serine, avec de vrais élans propagandistes, que dans nos démocraties « libérales » le pouvoir ne s’exerce plus comme avant et désormais se « négocie », que l’autorité s’effondre en tant que telle, que la permissivité galope avec l’individualisme libérateur, qu’il faut prendre de plus en plus de gants pour diriger et animer des équipes ou des classes, bref que l’obéissance n’est plus une valeur, que nous montrent les reprises de Milgram ? Qu’on obéit toujours autant, et peut-être même plus. (1)
Troublant. Troublante aussi cette remarque de l'économiste Robert Shiller qui fait observer qu'au fond, si on regarde les choses complètement de l'extérieur, ce sont les sujets obéissants qui ont raison de faire confiance en dernier ressort aux blouses blanches de Milgram, ou aux UV de la Zone extrême :
[People] have learned that when experts tell them something is all right, it probably is, even if it does not seem so. (In fact, it is worth noting that in this case the experimenter was indeed correct: it was all right to continue giving the « shocks » - even though most of the subjects did not suspect the reason.) (2)
Ils ont raison, certes, mais pour de mauvaises raisons. Je ne sais pas vous, mais j'aime mieux me tromper avec mes propres valeurs que d'avoir « raison » sans elles. Et merci en tous cas aux 16 désobéissants de la Zone extrême, sans qui le spectacle aurait été proprement insupportable !

(1) Jean-Léon Beauvois - Jeu télévisé ("Zone Xtreme") : Faire obéir les "participants" avec Milgram
(2) Robert Shiller - Irrational Exuberance, Princeton University Press, 
cité par Wikipedia -Milgram experiment

4 commentaires:

Idgie a dit…

Oui, l'expérience est belle mais:
1/ la comparaison aux résultats de 1963 n'a pas lieu d'être
2/ Elle a servi de bélier à une propagande glauque
3/ Sans faire de l'angélisme à deux francs 6 sous de classe moyenne (sic)...sous couvert de dénoncer l'hypocrisie de l'éthique et de ses chartes, on en vient à oublier un certain code de déontologie professionnelle. Le message eut été tout aussi percutant (davantage même) en floutant "malgré eux" les visages des candidats désireux de "passer à la TV" (décharge signée en amont pour une éventualité de droit à l'image puis floutage puis décharge quant aux risques encourus a posteriori si souhait de participer à découvert hors documentaire/expérience puis suivi psy véritable et non seulement prise de contact pour passation de post-questionnaire incluant un item "tout va bien pour vous?").

Mais bon après tout on en demandait pas tant à Oppenheimer.

dvanw a dit…

Suis pas sur de comprendre pourquoi la comparaison (que je n'ai d'ailleurs pas traitée) n'a pas lieu d'être. L'autorité change, mais le protocole reste quand même très proche...

"Propagande glauque" ? J'imagine que tu sais que c'est justement un concept inventé par Jean-Léon Beauvois soi-même pour décrire la "fabrique de l'opinion par les médias" (cf. http://liberalisme-democraties-debat-public.com/spip.php?article26 ) ? Je veux bien qu'on retourne le concept contre son auteur mais ça suppose d'argumenter un minimum, non ?

Xochipilli a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
Xochipilli a dit…

Il y a une autre leçon à cette émission. Au cours de l'enregistrement Christophe Hondelatte a illustré de manière magistrale l'autoritarisme d'un présentateur par rapport à ses invités et les limites de l'exercice où la télé prétend se remettre elle-même en cause.
Affligeant, c'est à lire ici http://bit.ly/aOSflQ