4.4.11

156 - Seuil de contreproductivité

Citée plusieurs fois par Olivier Rey dans l'émission Répliques du 19 mars dont j'ai déjà causé ici, le seuil de contreproductivité est, si j'en crois Wikipedia, la principale notion illichienne. En ces temps de Fukushima, de Marie-Monique Robin, et de scepticisme généralisé vis à vis de l'expertise scientifique, l'idée semble tout à fait dans l'air du temps...

Pour Ivan Illich, toutes les institutions de nos sociétés "avancées" (il met capitalisme et communisme dans le même sac) deviennent contre-productives au delà d'un certain seuil : le seuil -vous l'aurez deviné - de contreproductivité. Au delà du seuil, donc, les moyens de transport nous font ralentir, la médecine nous rend malade et l'école nous rend stupides...

Dans Vernacular Values, Illich donne l'exemple d'un seau en plastique produit industriellement au Brésil, et qui va remplacer celui que fabriquait jusqu'alors un artisan local. L'arrivée de ce seau en plastique plus léger et plus solide a des effets secondaires non désirables : la pollution produite dans le processus de fabrication, l'appauvrissement de l'artisan local puis la disparition de son savoir-faire. 

Ces effets secondaires correspondent à ce que les économistes appellent coûts externes ou externalités : un « coût » qui s'ajoute au prix de revient sans être supporté par le producteur du seau, mais par d'autres (dans le cas de la pollution, par la communauté toute entière). Il y aurait beaucoup à dire sur les coûts externes mais la contreproductivité  d'Illich est une autre idée, qu'il prend bien soin de distinguer : là où les premiers apparaissent comme un phénomène extérieur, la seconde est interne :
Counterproductivity, however, is a new kind of disappointment which arises "within" the very use of the good purchased. This internal counterproductivity, an inevitable component of modern institutions, has become the constant frustration of the poorer majority of each institution's clients: intensely experienced but rarely defined. Each major sector of the economy produces its own unique and paradoxical contradictions. Each necessarily effects the opposite of that for which it was structured. For most people, schooling twists genetic differences into certified degradation; the medicalization of health increases demand for services far beyond the possible and useful, and undermines that organic coping ability which common sense calls health; transportation, for the great majority bound to the rush hour, increases the time spent in the servitude to traffic, reducing both freely chosen mobility and mutual access. (1)
En fait, la contreproductivité d'Illich n'a pas grand chose à voir avec une analyse socioéconomique des conditions de production. Le seau en plastique est contreproductif non pas pour les dégâts qu'il cause à l'environnement ou à la culture, mais parce qu'il fait passer son usager d'un régime des objets à un autre : le seau transforme son utilisateur en consommateur d'objets stéréotypés qui répondent à des "besoins" artificialisés. C'est une position philosophique, radicalement critique, qui remet en cause le statut même de celui qu'Illich appelle Homo economicus, et auquel il oppose la richesse et la variété du vécu d'un Homo abilis ancestral, qu'on imagine pratiquer l'agriculture, l'artisanat et le troc.

Voilà donc - en gros - pour la contreproductivité, mais qu'en est-il du seuil ? On se doute déjà que ça va se jouer assez loin en deçà des enjeux qui font débat aujourd'hui autour du nucléaire, des OGM ou des nanotechnologies...

Dans Energy and equity, écrit en 1973, Ivan Illich s'attaque au grand mythe américain de la vitesse et s'essaie à une comptabilité nouvelle qui calcule la vitesse réelle d'une automobile en y réintégrant le temps passé à la garer, mais aussi... à la construire ! Sans oublier le temps passé par son conducteur à gagner de quoi l'acheter... 
Beyond a certain speed, motorized vehicles create remoteness which they alone can shrink. They create distances for all and shrink them for only a few. (2)
Eh oui ! L'organisation de la société toute entière autour des infrastructures de transport éloigne le paysan du champ et le citoyen des lieux du pouvoir... Et cet éloignement, joint à un accès inégalitaire aux moyens techniques de la vitesse crée une injustice nouvelle vis à vis du temps lui-même :
Beyond a critical speed, no one can save time without forcing another to lose it. The man who claims a seat in a faster vehicle insists that his time is worth more than that of the passenger in a slower one. Beyond a certain velocity, passengers become consumers of other people's time, and accelerating vehicles become the means for effecting a net transfer of life-time.(2)
Bref, je vous épargne les détails : pour Illich le seuil de contreproductivité est atteint en matière de transports aux alentours de 40 km/h. On voit par là que que le programme illichien fait passer les militants les plus acharnés de la décroissance pour de dangereux technophiles... Pour atteindre à la vraie démocratie, il ne va pas suffire de renoncer à l'EPR et de réglementer les OGM... Il va falloir repenser pas mal de choses, à commencer par nos modes de déplacement :
Participatory democracy demands low-energy technology, and free people must travel the road to productive social relations at the speed of a bicycle. (2)
Moi, ça m'irait bien : je vais travailler à pied et j'ai la carte Velib ! Mais nourrir 9 milliards d'humains en 2050 avec des vélos et du compost... Je suis peut-être pessimiste, mais j'ai un doute !


(1) Ivan Illich - Vernacular Values
(2) Ivan Illich - Energy and equity - chap. 5

7 commentaires:

all a dit…
Ce commentaire a été supprimé par l'auteur.
all a dit…

Sur la voiture :
On doit comprendre qu'il n'y a eu aucun déterminisme dans l'utilisation de l'automobile : inventée par hasard, répandue par effet de mode (je sais c'est un peu court, mais je suis dans le commentaire), la société humaine puis l'économie se sont structurées autour de ce mode de déplacement alors que logiquement c'est le contraire qui aurait du se produire - c.-à.-d. comme un système qui tend vers la plus petite dépense d'énergie, comme tout le vivant sait le faire.
L'automobile a fait par exemple que l'on a dissocié son lieu d'habitation de son lieu de travail, ses lieux d’approvisionnement et de loisirs de ses lieux de vie etc.
Illich a le mérite de former sa pensée à partie d'un point de vue extérieur, comme un extra-terrestre qui chercherait à comprendre notre terre observée d'une autre planète.

Tom Roud a dit…

Rassurons-nous : vues les crises pétrolières à venir, le vélo a son avenir devant lui .
J'aime beaucoup lire Jean-Pierre Dupuy, qui cite très souvent Illich et son hétéronomie.

Xochipilli a dit…

Je me demande à quel point la contreproductivité est un phénomène nouveau. Certes les emails censés nous faciliter la communication finissent par nous asphyxier par leur volume. Mais si l'on remonte à l'aube de l'humanité, pas mal de chercheurs comme J Diamond, ou le paléontologue JJ Hublin, s'accordent à penser que l'invention de l'agriculture a permis de nourrir beaucoup plus d'hommes mais beaucoup moins bien et a été à l'origine de carences, de famines et d'épidémies inconnues des chasseurs-cueilleurs d'avant le Néolithique.
La contreproductivité n'est-elle pas un risque inhérent à toute innovation technologique dès lors qu'elle est victime de son succès?

dvanw a dit…

D'accord sur l'intérêt de la vue "extraterrestre" d'Illich. Au moins on n'est pas dans la pensée unique ! Moins d'accord pour imaginer que cette pe,sée alien puisse faire du bien à l'humanité telle qu'elle existe aujourd'hui...

Tom Roud, j'attends avec impatience un billet sur l'hétéronomie.

Xoxhi, je pense que pour Illich, le spam par rapport à l'email est un phénomène externe, et que l'idée de contreproductivité est encore plus radicale. Cf. son rejet de l'école et de l'hôpital ! Je ne sais pas ce qu'il aurait pensé et dit du mail (?) mais je l'imagine pas trop avec un iPad sous le bras...

JoëlP a dit…

J'ai assisté il y a fort longtemps à une conférence donné à Genève par Ivan Illich à l'invitation de l'école internationale suite à son livre "une société sans école". Soirée un peu prout comme on l'imagine dans un auditorium de l'ONU avec traduction simultanée et tout le toutim...

La première question avait concerné son voyage en avion pour venir du Mexique. Non., il n'était pas venu en vélo. Il avait fait une réponse à la Hulot/Arthus Bertrand.

Un des points qui m'avait marqué, c'est quand il a parlé de l'Hubris de l'homme. Aujourd'hui, avec Tchernobil et Fukushima, il ne manquerait pas d'exemple. L'un dans l'autre, je pense qu'il faut des Illich pour contrer la pensée économiste et productiviste qui nous mène dans la mur. A lire "Quand la misère chasse la pauvreté" de Majid Rahnema. On peut aussi relire la lettre à Ménécée.

dvanw a dit…

Damned ! Joël Perino a vu Illich EN VRAI... Ca alors ! Enfin bon, confidence pour confidence, j'ai serré la main à Giscard qui inaugurait un square dans le massif central dans les années 70... Moins politiquement chic, mais encore plus vieux ! Même siu le Giscard est toujours parmi nous (faut dire que lui, il ne pense pas que l'hôpital rend malade...)