16.2.07

106 - Espace moteur

Pour Henri Poincaré (1854-1912), l'espace de nos sensations et de nos représentations n'est pas l'espace continu, homogène, isotrope et infini des géomètres. Cet espace représentatif se compose en fait de la superposition de 3 espaces distincts : l'espace visuel, l'espace moteur et l'espace tactile.

L'espace visuel a 3 dimensions, dont 2 correspondent à l'image plane qui se forme sur la rétine, et la 3ème à l'effort de convergence et d'accomodation qui permet d'apprécier la distance. Dans la mesure où tous les points de la rétine ne jouent pas le même rôle, cet espace visuel n'est pas homogène. Dans la mesure où la distance (la coordonée z) est perçue par un processus différent des 2 autres, il n'est pas non plus isotrope.

Poincaré ne détaille pas les caractéristiques de l'espace tactile qui, dit-il, est plus compliqué et s'éloigne encore davantage de l'espace géométrique. Par contre il s'attarde sur l'espace moteur, notion plus inhabituelle, qui fait intervenir un espace à n dimensions :
En dehors des données de la vue et du toucher, il, il y a d'autres sensations qui contribuent autant et plus qu'elles à la génèse de la notion d'espace. Ce sont celles que tout le monde connait, qui accompagnent tous nos mouvements, et que l'on appelle ordinairement musculaires.

Le cadre correspondant constitue ce que l'on peut appeler l'espace moteur.

Chaque muscle correspond à une sensation spéciale, susceptible d'augmenter ou de diminuer, de sorte que l'ensemble de nos sensations musculaires dépendra d'autant de variables que nous avons de muscles. A ce point de vue, l'espace moteur aurait autant de dimensions que nous avons de muscles. (1)

On sait que cette notion a influencé les cubistes ( Gleizes et Metzinger l'évoquent dans Du cubisme ) ainsi qu'un certain Marcel Duchamp, dont le fameux Nu descendant un escalier ressemble d'ailleurs à une évocation directe de cet espace moteur de Poincaré.

(1) ABU : Henri Poincaré - La Science et l'hypothèse
Anastasios Brenner : Géométrie et genèse de l’espace selon Poincaré

7.2.07

105 - Livre à la découpe

Quand on achète de la musique sur Internet au lieu de la choisir dans les bacs d'un disquaire, l'objet « album » perd beaucoup de sa pertinence : pourquoi acheter 12 morceaux d'un coup, s'il y en a un seul que j'aime ? Ca semble imparable. Mais le même raisonnement doit-il s'appliquer au livre ? Le débat existe depuis l'annonce par Amazon de Amazon Pages, un programme qui permettra aux clients d'Amazon d'acheter des livres à la découpe : c'est à dire de payer non plus pour un livre entier mais pour les pages qui les intéressent à l'intérieur d'un livre. (1)

Pour les défenseurs de l'objet livre, le droit moral de l'auteur s'oppose à un tel saucissonnage. Sans vouloir défendre la Charcuterie contre la Littérature, je tiens à faire remarquer que l'enjeu de l'affaire est purement économique, puisque le saucissonnage fait déjà partie – heureusement – des droits imprescriptibles du lecteur. A ce sujet, je vous recommande chaudement le livre de Pierre Bayard : Comment parler des livres qu'on n'a pas lus (2), qui établit une véritable taxinomie des livres non-lus, en fonction de leur degré de non-lecture ( LP=livres parcourus, EP=livres dont on a entendu parler, LO=livres oubliés, etc... ) et de la valeur qu'on leur attribue (de -- à ++ ), la non-lecture d'un ouvrage n'empêchant évidemment pas d'avoir un avis précis quant à sa valeur.

Il va de soi que je n'ai pas vraiment lu le livre de Pierre Bayard - ç'aurait été une abominable faute de goût. Je n'ai pas non plus lu d'extraits sur Internet : y en a pas. Non, je l'ai parcouru à l'ancienne, debout dans les rayons de la FNAC, ce qui m'a permis de savourer quelques phrases particulièrement cocasses de Gide sur Proust, qu'il n'a pas lu mais tient en grande estime, et d'attribuer à l'ouvrage la mention LP+ : livre parcouru, avec opinion favorable.

Comme quoi les nouvelles technologies, décidément, ne changent pas grand chose !

(1) affordance.info: Livre à la découpe.
(2) Fnac.com : Comment parler des livres qu'on n'a pas lus, Pierre Bayard