17.11.09

136 - « Non » augmentatif

L'un des traits les plus spécifiques et historiquement les plus marquants  du mode de pensée occidental, c'est la permanence tenace et indestructible de l'opposition. C'est cette idée que Imre Toth développe dans un texte paru d'abord en 2006 dans la revue Diogène et réédité cette année (1).
L'opposition n'a jamais pu être éliminée de l'histoire de l'Occident, la dissension n'a jamais pu être réduite au silence ; toujours, même dans les temps les plus durs, les plus terribles, des voix se sont élevées pour dire Non ! à l'injustice, Non ! à 'infamie. L'homme révolté est l'homme qui dit «non !» - c'est le Moi de la négativité. (1)
La présence permanente de ce Non ! est ce qui sauve moralement l'Occident et ce qui lui permet d'aller de l'avant : si l'Inquisition ou le colonialisme sont des phénomènes spécifiquement occidentaux, le refus de l'Inquisition et l'anticolonialisme le sont tout autant. Cette idée majeure a été formulée dès 1842, par un certain Karl Marx :
Ohne Parteien keine Entwicklung, ohne Scheidung kein Fortschritt - «Sans partis, pas de développement, sans dissension pas de progrès.» Un bel aphorisme dont la vérité a été récemment confirmée par l'effondrement irréversible des dictatures monolithiques qui se réclamaient de son auteur. (1)
Le « non » augmentatif, prérogative du sujet connaissant, possède le pouvoir exorbitant d'amener le non-être à l'existence simplement en le nommant. Et comme celui-ci n'a pas d'existence distincte de la connaissance qu'en a le sujet  (en termes tothiens, il appartient à la modalité ontique être su), lui seul est connaissable avec une rigueur et une certitude absolue : madame Bovary, par exemple, est rigoureusement identique à la description qu'en fait Flaubert. Conséquence amusante : Il apparaît donc qu'il n'y a que deux savoirs exacts, le roman et la géométrie. (1)

Et c'est dans le domaine géométrique que le « non » augmentatif trouve son expression la plus fondamentale. En élevant au statut d'axiome la négation du 5ème postulat d'Euclide, la géométrie non-euclidienne amène brusquement à l'être (ou au moins à l'être-su) un autre Univers qui contient lui aussi tout ce qui est, qui n'est aucunement complémentaire du monde euclidien, mais au contraire logiquement incompatible avec lui. Le mathématicien se permet ainsi, par la puissance terrifiante de la négativité de créer un monde d'un trait de crayon...
En ce moment décisif, le sujet des mathématiques a pris conscience de sa liberté immanente, de sa liberté d'assigner la vérité à la fois à deux propositions axiomatiques contradictoires. La rupture avec l'axiome logique de la contradiction devint manifeste. Le mot «liberté» devint l'exergue de la création mathématique, répété haut et fort par les mathématiciens des générations suivantes. (1)
 Et cette liberté ne connaît dès lors aucune limite :
La géométrie non-euclidienne est vraie, aussi vraie que l’est simultanément son opposée, la géométrie euclidienne. Par conséquent, la vérité n’est pas la limite de la liberté mais au contraire, c’est la liberté qui est le commencement, la source d’où la vérité jaillit. (2)

(1) Liberté et vérité - Imre Toth - Editions de l'éclat 2009
(2) Palimpeste, propos avant un triangle - Imre Toth - PUF 2000

19.10.09

135 - Technostalgie

Le MP3 vous écorchait-il atrocement les oreilles dans les années 2000, quel que soit le taux d'échantillonnage ? Étiez-vous du genre à insister, dans les années 80, sur l'évidente supériorité du 33 tours par rapport au disque compact, dont le son froid et « numérique » ne remplacerait jamais la richesse d'un bon microsillon ?

Si vous êtes assez âgé, vous avez sans doute juré aussi dans les années 60 que rien, jamais, ne remplacerait l'ampli à lampe... Eh bien , rassurez-vous : le mal dont vous soufrez est aujourd'hui dûment identifié, répertorié, et même baptisé : vous êtes technostalgique !
Sweet, their fans call the sound that comes from the vacuum-tube stereo equipment of the 1960's: sweet, natural and warm....Now, two of the most famous names from the golden days of tubes, Marantz and McIntosh, have introduced exacting reproductions of equipment from 30 years ago...The reissues remind many aficionados of their own youth, the way 60's muscle cars remind their owners of happy adolescent days. Such enthusiasms combine technophilia with nostalgia, merging into a new compound — technostalgia. (1)
La technostalgie se définit comme une  nostalgie appliquée à des formes technologiques obsolètes, perçues comme plus simples ou de qualité supérieure. (2) Tout ça, évidemment, n'est pas neuf. La technostalgie remonte sans doute à la plus haute antiquité. Je suis persuadé qu'au néolithique il se trouvait quelques chasseurs atrabilaires pour regretter le bon vieux gourdin en bois durci, tellement plus élégant (et tout aussi efficace, quand on sait s'en servir) que la hache en pierre des satanés gamins...

Moi-même, j'ai beau faire le malin, je commence à sentir poindre un très net sentiment technostalgique dans certains domaines. Par exemple je me souviens d'un temps où un ordinateur qu'on ramenait de chez le marchand n'était pas bourré d'antivirus à l'essai, d'offres d'abonnements promotionnels et de racketiciels en tous genres... D'un temps où double-cliquer sur l'icône d'un programme ouvrait bêtement le programme en question, plutôt qu'une fenêtre me signalant le caractère éminemment risqué de cet acte, dont la société Microsoft ne saurait être - par ailleurs - tenue pour responsable...

Que mon écran de télévision me suggère de m'abonner à Yahoo, pourquoi pas ? Même si le mot «écran» commence sans doute à perdre de sa pertinence... Mais je ressens déjà une pointe de technostalgie par anticipation à l'idée de ce dont sera capable le prochain ! Aura-t-il les mêmes goûts que moi en matière de cinéma ?

Je suis enchanté d'utiliser, en ce moment même, le correcteur orthographique de M. Google. Je suis moins sur d'avoir envie d'entamer avec lui un débat sur l'orthographe... Ou de devoir le convaincre de l'intérêt de cet article avant qu'il daigne le publier !


(1) Phil Patton - The New York Times, 18/09/97
(1) Word Spy - technostalgia

Voir aussi : 111 - Racketiciel

5.10.09

134 - Economie panglossienne

Comment les économistes se sont-ils tellement trompés ? C'est la question que s'est posée pose Paul Krugman le mois dernier dans un long article pour le New York Times. (1) Paul Krugman est un économiste « libéral » au sens américain (càd plus ou moins un social-démocrate, voire un homme de gauche) qui a reçu le prix Nobel en 2008. Il raconte que la crise a été d'autant plus mal vécue par les économistes de profession que, dans leur ensemble, ils étaient plutôt très contents d'eux-mêmes ! Le problème central de la prévention des dépressions a été résolu, déclarait Robert Lucas, de l'Université de Chicago en 2003.

Comment se sont-ils tellement trompés ? Ils ont confondu beauté et vérité, répond Paul Krugman.

Deux visions classiques s'opposent en économie, notamment sur le rôle des marchés financiers. D'un côté John Maynard Keynes, qui écrit dans les années 30,  voit la bourse comme une sorte de casino où chacun essaie frénétiquement de faire la même chose que ce que vont faire les autres. Il pense que quand la gestion du capital de la Nation devient un sous-produit des activités d'un casino, il y a un problème. Le gouvernement doit réguler et parfois intervenir pour empêcher les dérives.

Milton Friedman défend dans les années 50 une opinion inverse. L'intervention de l'état est précisément le problème en ce qu'elle fausse le marché. Dans le sillage de sa pensée naît l'école monétariste dont le credo est la théorie du marché efficace (efficient market) : le marché, en gros a toujours raison, tant que les informations disponibles sont valides. Les monétaristes (aussi nommés freshwater economists) pensent que l'état doit surtout s'abstenir d'intervenir. Seule une autorité indépendante telle que la FED est utile (à la rigueur).

L'opposition n'est pas seulement politique, mais aussi scientifique. Et à partir des années 80, les monétaristes vont développer  tout un appareil théorique associé à des modèles mathématiques qui leur valent des prix Nobel à la chaîne, impressionnent leurs adversaires, et font gagner beaucoup d'argent aux banquiers. Le Capital Asset Pricing Model (CAPM pour les intimes) permet d'évaluer rationnellement le prix de tous les produits disponibles qu'ils soient réels ou virtuels. C'est grâce à ce modèle mathématique que les banquiers vont inventer des produits financiers toujours plus complexes, tout en maîtrisant parfaitement les risques... en théorie.

Peu à peu, les néo-Keynésiens deviennent une sorte de vestige pittoresque, et finissent  par se rapprocher plus ou moins du modèle défendu par les monétaristes, parce qu'il est si élégant, si efficace, et fait gagner tellement d'argent dans la vraie vie ! Comment un modèle aussi beau et aussi éminemment rentable pourrait-il être faux ? Comment les monétaristes pourraient-ils avoir tort ?
They produced a great deal of statistical evidence, which at first seemed strongly supportive. But this evidence was of an oddly limited form. Finance economists rarely asked the seemingly obvious (though not easily answered) question of whether asset prices made sense given real-world fundamentals like earnings. Instead, they asked only whether asset prices made sense given other asset prices. (1)
Krugman cite ensuite la parabole de Larry Summers sur  les ketchup economists : en prouvant scientifiquement que le prix du pot de ketchup de 500 g. est exactement le double de celui de 250 g, ils pensent avoir prouvé que le marché du ketchup est parfaitement efficace ! Il semblerait donc qu'il y ait un petit problème méthodologique.

Les monétaristes vont tellement loin dans la vénération du marché qu'ils en arrivent à considérer que le chômage n'est pas causé par une réduction de l'offre mais par une réduction de la demande ! En d'autres termes, le traitement social du chômage crée ou du moins fait augmenter le chômage en rendant plus attractive la condition de chômeur ! C'est là que le parallèle avec le docteur Pangloss imaginé par Voltaire devient frappant : le marché, dans son omniscience, aboutit au meilleur des mondes possibles, exactement comme Dieu a créé, malgré les trompeuses apparences, le meilleur des mondes possibles.
Il est démontré, dit Pangloss, que les choses ne peuvent être autrement: car, tout étant fait pour une fin, tout est nécessairement pour la meilleure fin. Remarquez bien que les nez ont été faits pour porter des lunettes, aussi avons-nous des lunettes. Les jambes sont visiblement instituées pour être chaussées, et nous avons des chausses. Les pierres ont été formées pour être taillées, et pour en faire des châteaux, aussi monseigneur a un très beau château; le plus grand baron de la province doit être le mieux logé; et, les cochons étant faits pour être mangés, nous mangeons du porc toute l’année: par conséquent, ceux qui ont avancé que tout est bien ont dit une sottise; il fallait dire que tout est au mieux. (2)
Autrement dit :
Les malheurs particuliers font le bien général, de sorte que plus il y a de malheurs particuliers, et plus tout est bien. (2)
Voilà une maxime à graver d'urgence aux frontons des Pôle-Emplois de France et de Navarre. Car pareille philosophie est susceptible d'apporter, au chômeur nécessiteux, une consolation d'autant plus grande qu'elle est à la fois plus élégante et beaucoup moins coûteuse que l'ancien système !


(1) Paul Krugman - How did Economists get it so wrong ?
(2) Voltaire - Candide

6.4.09

133 - Procrastination structurée

Inventée par John Perry, un distingué professeur de philosophie à Stanford, la procrastination structurée est une invention géniale dont l'usage permet de transformer les pires procrastinateurs en bourreaux de travail. Tout est basé sur une observation simple, mais essentielle : le procrastinateur n'est pas tant quelqu'un qui aime glander que quelqu'un qui préfère faire autre chose que ce qu'il devrait faire. Par exemple tondre la pelouse, tailler ses crayons, ou mettre de l'ordre dans sa bibliothèque iTunes.
Why does the procrastinator do these things? Because they are a way of not doing something more important. If all the procrastinator had left to do was to sharpen some pencils, no force on earth could get him do it. However, the procrastinator can be motivated to do difficult, timely and important tasks, as long as these tasks are a way of not doing something more important. [1]
Toute la difficulté pour un procrastinateur, c'est de s'y mettre. On connait tous ça. La procrastination est une part essentielle du monde d'aujourd'hui, un ressort essentiel qui contribue à la stabilité des choses : le monde est plein de gens qui se lèvent le matin avec la ferme intention d'écrire un scénario de long métrage ou de conquérir le Zimbabwe, et qui finissent par cuisiner un tagine d'agneau ou repeindre les toilettes. Ce qui est embêtant pour eux, mais sympa pour les toilettes. Et salutaire pour le Zimbabwe !

Bon, mais alors que faire ? La mauvaise idée, explique John Perry, est d'essayer de se concentrer sur les choses importantes. C'est méconnaître gravement la psychologie procrastinatrice car, dans ces conditions, le procrastinateur, confronté à une liste de seulement 2 ou 3 choses essentielles, trouvera quand même le moyen de faire autre chose de vraiment, vraiment inutile. Alors qu'en acceptant toutes sortes d'engagements et en accumulant les tâches simultanées, le procrastinateur va accomplir une quantité impressionante de choses utiles en évitant seulement les plus utiles, qui trônent en haut de la liste... Et voilà !

Bon, alors je vous vois venir... Vous vous demandez ce qu'il en est des tâches du haut de la liste ? Eh bien justement. Tout l'art de la procrastination structurée consiste à choisir habilement ces dernières :
The trick is to pick the right sorts of projects for the top of the list. The ideal sorts of things have two characteristics, First, they seem to have clear deadlines (but really don't). Second, they seem awfully important (but really aren't). Luckily, life abounds with such tasks. In universities the vast majority of tasks fall into this category, and I'm sure the same is true for most other large institutions. [1]
Certes, réussir à se convaincre de l'urgence et de l'importance de tâches qui au fond ne sont ni si urgentes ni si importantes, nécessite un grande capacité à se mentir à soi-même... Mais ça tombe bien, conclut John Perry, car le procrastinateur est généralement un champion toutes catégories de l'auto-tromperie !

Et voilà en tous cas comment, grâce à la procrastination structurée, on écrit en 10 minutes un post n°133, en étant absolument persuadé que c'est uniquement le moyen de ne pas écrire celui sur le scientisme paradoxal qui, lui, est vraiment important et intéressant !


[1] John Perry - Structured Procrastination

31.3.09

132 - Complot de l'art

En 1995, Jean Baudrillard publie dans Libération un article intitulé : Le complot de l'art. Avec le sens des nuances qui le caractérise, il nous y apprend que l'art contemporain n'est pas seulement médiocre - ça, beaucoup de gens avant Baudrillard l'avaient déjà dit - il est nul.
Bien sûr, toute cette médiocrité prétend se sublimer en passant au niveau second et ironique de l'art. Mais c'est tout aussi nul et insignifiant au niveau second qu'au premier. Le passage au niveau esthétique ne sauve rien, bien au contraire : c'est une médiocrité à la puissance deux. Ça prétend être nul : "Je suis nul! Je suis nul!" - et c'est vraiment nul. [1]
C'est un peu plus tôt, au début des années 90, qu'avait éclaté l'affaire Jean Clair. Je résume : une série de textes critiques (Esprit, Télérama et l'Evénement du Jeudi) mettent en cause la qualité de l'art contemporain tel qu'il se pratique et se donne à voir au travers des institutions culturelles, ainsi que la validité du discours critique qui l'accompagne. Les propos de Jean Clair (académicien, ex-directeur du musée d'Art moderne et du musée Picasso) publiés par le très droitier magazine Krisis font éclater les hostilités entre pourfendeurs et défenseurs de l'installation post-moderne et de l'esthétique transactionnelle.

Jean Clair, Olivier Céna, ou Marc Fumaroli (qui dresse dans L'état culturel, un portrait au vitriol de la politique culturelle de Malraux à Jack Lang) sont parmi les assaillants, tandis que Catherine Millet et quelques autres organisent la défense... Complot, délit d'initié, abus de pouvoir, logique excluante de la distinction bourdieusienne, accusent les premiers. Fascistes ! répondent les seconds. Moins polémique, le constat est le même chez Yves Michaud, même si on passe de l'incantation à l'ironie :
L'installation video en boucle de la galerie de pointe est visible, à peu de choses près, chez Zara ou Armani. (...) On a l'impression que l'art contemporain travaille d'arrache-pied à rendre hermétique l'accès à des expériences somme toute banales et aussi courantes que serrer la main de quelqu'un, faire l'aumône à un mendiant, échanger un regard avec une femme, regarder dans le vide, s'ennuyer, ou être saisi d'un rire communicatif puis nerveux. [2]
Allain Glykos trace entre cette affaire Jean Clair et l'affaire Sokal, un parallèle tout à fait troublant. D'un côté, Sokal et Bricmont intentent un procès en illégitimité à certains intellectuels français, coupables à leurs yeux de dévoyer le discours scientifique en l'embarquant de travers dans leurs constructions théoriques. [3] De l'autre, Baudrillard & co analysent la scène de l'art contemporain comme une mystification, un complot. Alain Glykos montre qu'il y a un vocabulaire et une thématique communs aux deux « affaires », et que tout ça n'est pas nouveau :
Galilée constitue un autre exemple fort intéressant car il a su user de critiques violentes tantôt contre les poètes au nom de la science, tantôt contre les scientifiques au nom de l'esthétique. Il déniait en effet le droit aux poètes et aux historiographes de parler de physique. Un Sokal avant l'heure ? Certes, l'objet et le contexte de sa critique ne sont pas comparables. Ce qui l'est, c'est au fond l'argumentation de compétence et l'idée que toute intrusion dans le territoire de l'autre est considérée comme imposture. (...) A l'inverse, ce sont des considérations esthétiques sur le cercle - forme parfaite - qui empêchent Galilée d'accréditer les lois de Kepler qui s'appuyaient sur le mouvement elliptique. Galilée, qui ne voulait pas mélanger l'art et la science, a-t-il échappé à la confusion ? [3]
Et c'est sans doute à une critique de la confusion que se rapportent les deux affaires. Confusion, d'un côté, entre le monde de l'art et celui du divertissement (Marc Fumaroli), entre modernité et effet de mode (Yves Michaud) ; confusion de l'autre entre language savant et langage poétique, entre métaphore et argument. Il est amusant, remarque Allain Glykos, de rencontrer Baudrillard dans les deux cas : assaillant impitoyable du système de l'art, il est assiégé à son tour par Sokal et Bricmont. Lesquels citent quelques passages particulièrement abscons du dit Baudrillard, qui utilise complètement à l'envers - et en les présentant comme des concepts importés des sciences ! - des notions telle que la réversibilité.

Complot de l'art dénoncé par des philosophes, complot de la philosophie dénoncé par des scientifiques... Dans les deux cas, procès en perte de sens, en insignifiance, en tartufferie. Mais est-ce qu'il ne s'agit pas aussi, dans un cas comme dans l'autre, d'une critique du relativisme ?
Quand Jean-Marc Lévy Leblond écrit que les artistes ne font plus de la beauté leur préoccupation première et que les scientifiques ont renoncé à dire le vrai, il évoque à sa manière l'errance des uns et le doute qui s'est emparé des autres. L'histoire montre que lorsque les hommes sont dans le désarroi et le manque, lorsqu'ils perdent leurs repères, ils cherchent des saints à qui se vouer. [3]
Mais c'est peut-être là que l'analogie s'épuise. En conclusion de son analyse, Yves Michaud en appelle à Darwin pour penser un art comme parure, un art équivalent pour les groupes humains aux plumes, couleurs, robes, atours, ornements (...) qui distinguent visuellement les espèces entre elles et certains individus, en particulier dans leur rôle sexuel, au sein de ces espèces. [2] Là où il abandonne sans plus de regrets l'ancienne velléité philosophique de penser le beau, Sokal et Bricmont restent, comme la très grande majorité des scientifiques « durs », attachés au projet universaliste d'une intelligibilité commune, articulée autour de la rationalité. Ce n'est pas au fond au contenu des discours qu'ils s'attaquent, mais plus prosaïquement à ce qui leur semble un défaut de méthode.

"Anything goes" Tout fera l'affaire... Yves Michaud reprend la formule de Feyerabend pour décrire la multiplicité des formes, des contenus et des valeurs de l'art contemporain. Une diversité, un bazar qui ne sont gênants au fond que du point de vue limité de l'archivage. [2] Ce détachement très post-moderne et très cool, ce n'est pas du tout l'attitude de Sokal et Bricmont qui se livrent au contraire à une critique en règle, appliquée, laborieuse, et pas cool du tout du même Feyerabend, dans le but affiché de dénoncer le relativisme cognitif qu'ils y lisent. Amusant, non ?

Amusant et quand même bizarre de voir un philosophe aussi féru de sciences que l'est Yves Michaud utiliser Feyerabend comme un simple slogan (un moyen mnémotechnique ?) tandis que ce sont nos deux physiciens qui épluchent les textes et discutent les concepts... Les praticiens des sciences dures seraient-ils les derniers à ne pas s'être résignés au relativisme ? A l'heure où la fin des grands récits a entraîné dans l'abîme le Beau et le Vrai majuscules, il semblerait que le vrai minuscule (ou peut-être devrait-on dire l'exact comme dans « sciences exactes ») fasse de la résistance.

A défaut de métaphysique, les sciences dures seraient-elles le dernier refuge d'une transcendance, au moins au sens phénoménologique de : qui dépasse notre subjectivité ?


[1] Jean Baudrillard - Le complot de l'art
[2] Yves Michaud - L'art à l'état gazeux

[3]
Allain Glykos - Une affaire peut en cacher une autre
[4] Alan Sokal & Jean Bricmont - Impostures intellectuelles


Voir aussi : 035 - Herméneutique transformative de la gravité quantique

17.3.09

131 - Selfless gene

La sélection naturelle opère sur un pool de gènes égoïstes rassemblés à leur corps défendant dans une survival machine, qu'on a pris l'habitude d'appeler individu. C'est en tous cas ce que j'avais retenu de ma lecture de Dawkins [1] il y a maintenant... un certain temps.

En parcourant La filiation de l'homme [2], à l'occasion du billet précédent, j'ai donc été très surpris de découvrir que Darwin croyait à une sélection naturelle fonctionnant aussi au niveau du groupe, et capable de sélectionner par ce biais des comportements altruistes, apportant un avantage évolutif non à l'individu mais au groupe tout entier.

Dans ce contexte, le titre d'un article de New Scientist a - forcément - attiré mon attention : The selfless gene: Rethinking Dawkins's doctrine.[3] On y apprend en gros que la sélection au niveau du groupe, de l'espèce, et même de l'écosystème tout entier serait en train de (re)devenir fashionable. Mais pourquoi, au fait, l'idée darwinienne de sélection au niveau du groupe était-elle auparavant hérétique ?

Le premier problème c'est que pour cette dernière fonctionne, il faut supposer des groupes géographiquement proches et génétiquement isolés. Délicat... Et puis il y a une autre raison, qu'Olivia Judson, l'auteur de Dr Tatiana's Sex Advice to All Creation mentionne dans un article intitulé... The Selfless Gene :

A second reason Darwin’s idea has been ignored is that it seems to have a distasteful corollary. The idea implies, perhaps, that some unpleasant human characteristics—such as xenophobia or even racism—evolved in tandem with generosity and kindness. Why? Because banding together to fight means that people must be able to tell the difference between friends (who belong in the group) and foes (who must be fought). In the mid-1970s, in a paper that speculated about how humans might have evolved, Hamilton suggested that xenophobia might be innate. He was pilloried. [4]
Oui : la xénophobie comme trait héréditaire, ça fait pas envie... M'enfin il est à craindre que la sélection naturelle ait promu bien d'autres horreurs... La nature est-elle au fond quelqu'un de sympa ? Je pose la question, qui peut aussi s'exprimer en ces termes : comment des comportements altruistes peuvent-ils être sélectionnés par l'évolution, alors que l'égoïsme semble plus rentable au niveau de l'individu ?


Sam Bowles, un évolutionniste spécialiste du Pléistocène ( -1,8 millions d'années à -10 000 ans) considère que 15% environ des humains de cette époque reculée ont perdu la vie au cours de « guerres » inter-groupes. On imagine dès lors qu'appartenir à un groupe victorieux devient un caractère sélectionné positivement. Oui, mais. Car le grand vainqueur évolutif de tout ça devrait être l'individu égoïste infiltré dans un groupe coopératif... Le groupe altruiste, selon Sam Bowles, ne peut fonctionner que si d'autres comportements sont sélectionnés en même temps que l'altruisme, qui empêchent l'égoïsme d'être rentable. Il cite le conformisme, le désir de punir les comportements égoïstes (ce qui expliquerait au passage la bizarrerie des réponses humaines au jeu de l'ultimatum), et... la monogamie.
Bowles shows that groups of supercooperative, altruistic humans could indeed have wiped out groups of less-united folk. However, his argument works only if the cooperative groups also had practices—such as monogamy and the sharing of food with other group members— that reduced the ability of their selfish members to outreproduce their more generous members. [4]
Donc il y aurait finalement des gènes altruistes - formidable ! - mais uniquement capables de se développer en compagnie de gènes flics et de gènes curés ! Et là, je le dis tout net, c'est scandaleux. C'est à se demander si la nature, que j'imaginais partagée entre Ségolène et Cohn-Bendit, n'a pas voté Sarkozy en cachette ?


Vous faites comme vous voulez, mais moi c'est décidé : j'arrête le recyclage et le Vélib, et j'achète un 4x4 !


[1] Richard Dawkins - The selfish gene
[2] Charles Darwin - La filiation de l'homme
[3] New Scientist - The selfless gene: Rethinking Dawkins's doctrine
[4] The Atlantic - The Selfless Gene

Voir aussi : 130 - Effet réversif de l'évolution

7.3.09

130 - Effet réversif de l'évolution

Une fois n'est pas coutume, l'idée que j'ai attrapée aujourd'hui , je ne l'ai pas lue. Non, rassurez-vous, je ne l'ai pas non plus inventée : chacun son métier ! Non, en fait je l'ai entendue. Et, qui plus est, de la bouche même de son créateur ! Alors figurez-vous que je dînais l'autre soir avec Bernard (Henry Lévy) et Philippe (Sollers)... Non, je plaisante. J'ai seulement assisté à une conférence de Patrick Tort sur Darwin.

C'était plutôt très bien raconté : le jeune Darwin, sa famille, son Beagles... Le tout assorti de quelques piques assez mystérieuses adressées à un historien des sciences que, après documentation, j'imagine être André Pichot (cf. [1]). Ensuite on a eu un résumé synthétique des principes de l'évolution darwinienne à l'aide d'un schéma très clair - paraît-il - qu'il avait hélas oublié d'amener, et que du coup il décrivait au fur à mesure... Ce qui rendait l'ensemble nettement moins limpide. Mais enfin bon : divergence et sélection, on commence à connaître un peu l'histoire !

Là où ça devenait plus nouveau (pour moi, qui n'avais pas lu Patrick Tort) c'est quand il a été question de l'effet réversif de l'évolution. Là, mon oreille s'est dressée. En gros, il s'agissait d'expliquer comment la sélection naturelle peut laisser se développer des comportements sociaux (la protection des plus faibles) et moraux (l'altruisme) apparemment contre-productifs du point de vue individuel.
Les hommes les plus braves (...) qui risquent volontiers leur vie pour leurs semblables, doivent, en moyenne, succomber en plus grande quantité que les autres. Il semble donc presque impossible (...) que la sélection naturelle puisse augmenter le nombre d'hommes doués de ces vertus. [2]
Dans la bouche de Patrick Tort, ça donne ça :
La sélection naturelle, principe directeur de l'évolution impliquant l'élimination des moins aptes dans la lutte pour la vie, sélectionne dans l'humanité une forme de vie sociale dont la marche vers la civilisation tend à exclure de plus en plus, à travers le jeu lié de l'éthique et des institutions, les comportements éliminatoires. En termes simplifiés, la sélection naturelle sélectionne la civilisation, qui s'oppose à la sélection naturelle. Comment résoudre cet apparent paradoxe ? [3]
Comment le résoudre, donc, mais d'abord : pourquoi ? On sent bien que l'enjeu, c'est de garder Darwin dans le camp progressiste, en montrant la comptabilité de ses idées avec les valeurs de gauche. C'est pour cela que Patrick Tort prend bien soin de démarquer Darwin du « darwinisme social » de Spencer et surtout des thèses sulfureuses de Galton, cousin de Darwin et inventeur de l'eugénisme. Noble intention, certes, d'autant que Darwin lui-même ne rend pas service à Patrick Tort en citant abondamment Galton et Spencer (qualifié de grand philosophe) dans La filiation de l'homme, dont le cadre conceptuel est quand même assez loin de la gauche plurielle :
Notre instinct de sympathie nous pousse à secourir les malheureux ; la compassion est un des produits accidentels de cet instinct que nous avons acquis, au même titre que les autres instincts sociaux dont il fait partie. (...) Nous devons donc subir, sans nous plaindre, les effets incontestablement mauvais qui résultent de la persistance et de la propagation des êtres débiles. Il semble toutefois qu'il existe un frein à cette propagation, en ce sens que les membres malsains de la société se marient moins facilement que les êtres sains. Ce frein pourrait avoir une efficacité réelle si les faibles de corps et d'esprit s'abstenaient du mariage ; mais c'est là un état de choses qu'il est plus facile de désirer que de réaliser. [2]
Bref, on reste sur l'impression que c'est le réalisme, plutôt que l'amour des faibles, qui sauve Darwin de l'eugénisme... Alors le défendre contre les fondamentalistes de tous poils, d'accord ! En faire un parangon de la pensée de gauche... Je suis moins sûr.

Mais revenons au paradoxe. Patrick Tort systématise la pensée de Darwin (qui est tout de même beaucoup plus flou sur la naissance du sens moral) dans cette notion d'effet réversif de la sélection naturelle : plus les groupes humains s'organisent, plus l'instinct social est avantageux pour l'individu, plus il est donc sélectionné, jusqu'à arriver à l'état de civilisation dans lequel les différentes formes morales et institutionnelles de l'altruisme s'épanouissent, modifiant le jeu même de la sélection naturelle.
La sélection naturelle s'est trouvée, dans le cours de sa propre évolution, soumise elle-même à sa propre loi - sa forme nouvellement sélectionnée, qui favorise la protection des "faibles", l'emportant, parce qu'avantageuse, sur sa forme ancienne, qui privilégiait leur élimination. L'avantage nouveau n'est plus alors d'ordre biologique : il est devenu social. [3]
Patrick Tort, qui n'avait pas oublié son ruban de papier, s'en est servi pour construire un ruban de Moebius qui, nous a-t-il expliqué, est une métaphore de l'effet réversif : grâce au retournement introduit dans la boucle, on circule sans discontinuité d'une face (la nature) à une autre (la culture). Et voilà comment on en arrive à prêter sa perceuse au voisin !

[1]
Le Monde - L'éternelle querelle autour de Darwin
[2] Charles Darwin - La filiation de l'homme

[3]
Institut Charles darwin - Effet réversif de l'évolution

Voir aussi :
112 - Coévolution gène-culture

24.2.09

129 - Adieu au papier

C'est dans le blog de Pierre Assouline (1) que j'ai découvert cette expression : l'adieu au papier. Bon, d'accord : tout cela est entendu, battu et rebattu jusqu'à l'écœurement, en particulier avec le sempiternel retour du débat sur l'avenir de la presse quotidienne. Je somnole rien qu'à l'écrire ! Il n'empêche. L'adieu au papier est une belle façon de siffler la fin du débat, et en même temps de se tourner un moment vers l'arrière avec un brin de nostalgie... Eh oui ! Ce bon vieux papier, ce respectable et admirable objet qu'a été le livre est sur le point de tirer sa révérence, remplacé bientôt par toute un bande d'écrans électroniques mal dégrossis.

Pierre Assouline cite, pour le contredire, Marcel Gauchet. Un Marcel Gauchet qui, à la fin d'un texte par ailleurs très lucide, conclut qu'Internet est très bien pour l'information de proximité et le renseignement. Puis il ajoute :

Mais ces informations ponctuelles ne dispensent pas d'une recherche d'intelligibilité. Celle-ci suppose un rassemblement raisonné des données ou des points de vue, l'analyse, l'argumentation, bref, du texte suivi pour lequel le papier demeure un support privilégié. La preuve, dès que vous découvrez un texte intéressant sur le Net, vous l'imprimez. La consommation de papier ne diminue pas, au contraire.

Dans l'autre sens, si les lecteurs de journaux vont si volontiers sur le Net, c'est aussi parce qu'ils sont convaincus qu'un survol hâtif leur suffira. C'est ce partage qui est en train de se chercher. Il oblige à repenser ce qu'on attend de la presse sur papier. Elle doit se concentrer sur ce qu'elle a d'irremplaçable. Il y a un mystère à élucider dans ce pouvoir du support. Le fait est que l'objet papier autorise un commerce avec l'écrit que l'écran ne permet pas. Il est lié à un mode de compréhension dont je ne vois pas pourquoi il disparaîtrait.
(2)

C'est curieux cette propension des cinquantenaires à appuyer sur le bouton « imprimer »... Ça doit être générationnel. Est-ce que Marcel Gauchet se rend compte qu'on trouve la plupart des quotidiens sur les sites de liens Bittorrent ? Et je ne pense pas que ces lecteurs-là soient très portés sur l'imprimante... Dominique Lahary a la même démangeaison au bout de l'index. Si je vous parle de lui, c'est qu'il semble bien que la paternité de l' expression adieu au papier lui revienne. Dans un texte de 2006 pour Transversales intitulé Adieu au papier ? il conclut dans le même sens que Marcel Gauchet, mais pour des raisons plus pittoresques :

Osons une théorie matérielle : avez-vous remarqué comme il est incommode, désagréable même de lire un long texte vertical ? Les expositions farcies de longs propos nous assomment, pas seulement à cause de leur fréquente cuistrerie. Les affiches bavardes nous font fuir. Il n'est de bonnes pancartes que lapidaires. Debout, le texte a le souffle court. On ne lit dans la durée que des textes couchés, vautrés sur des pages empilées. Les Chinois l'ont compris depuis longtemps, eux qui, ayant érigé d'imposantes bibliothèques de stèles, ont aussi inventé le papier... et l'imprimerie, bien avant le bon M. Gutenberg.(3)

Il n'a pas tort, mais qui a dit que les écrans étaient voués à la verticalité ? Qu'on s'acharne à écrire avec un stylo-plume, un porte-mine ou un burin, je veux bien... On a droit à l'irrationnel ! Qu'il faille encore quelques années avant que les écrans portables et autres livres électroniques deviennent aussi confortables qu'un volume de la Pléiade, sans doute... Que l'objet livre garde une aura « culturelle » inégalée, je veux bien (les bibliothèques de médecins ont encore de beaux jours devant eux)... Mais que le papier soit définitivement le seul support possible de la pensée ? Allons donc ! C'est tout de même fascinant de voir ces distingués intellectuels buter tous sur le même obstacle : l'impossibilité quasi-physique de consentir à cet adieu au papier, dont l'évidence commence doucement à s'imposer au reste du monde...

Et je ne suis pas là en train de vous vanter les bienfaits de la culture clipesque... Je n'ai d'ailleurs pas vu un clip depuis des années (à part les Teletubbies, mais j'ai une excuse qui se prénomme Alexandre) J'aime la presse. J'aime les livres. J'aime l'écrit. Je passe une grosse partie de mon temps quotidien d'éveil à lire... Mais c'est vrai : l'écran d'ordinateur et celui de l'iPhone remplacent souvent le papier, et en particulier le papier journal.

Dire adieu au papier c'est un peu triste, bien sûr ; tous les adieux laissent un sentiment de perte. Versons quelques larmes, donc, sur le papier jauni et doux de notre enfance envolée... Ça, je peux comprendre. Mais pitié : ne sombrons pas dans le fétichisme ! Non seulement je n'ai pas le sentiment que le papier m'ait permis un commerce avec l'écrit que j'aurais maintenant perdu, mais - bien plus - je sais que l'écran m'autorise en plus un autre genre de commerce, un commerce à base de pomme-F, pomme-C, pomme-V, et que ce commerce est un grand pas en avant dans le rapport que j'entretiens avec la chose écrite.

Et puis, pour les vrais amateurs de papier, pour les purs et durs, il restera une forteresse inexpugnable qui n'a pas échappé à l'un des commentateurs de chez Pierre Assouline...

Avant qu’on remplace le papier hygiénique par un support numérique, on est tranquille pour un bout de temps. (4)

(1) La République des livres - N'ayez pas peur, Marcel !
(2)
Le blog Marcel Gauchet - Quotidiens cherchent "nouveaux lecteurs" hypothétiques
(3)
Dominique Lahary - Adieu au papier ?
(4) La République des livres - commentaire de "Henri"

Voir aussi : 120 - Décivilisation

26.1.09

128 - Boucle étrange

Peu de résultats issus des sciences « dures » trimbalent autant de fantasmes, autant d'interprétations erronées et autant de délires pseudo-scientifiques que ce bon vieux théorème d'incomplétude de Gödel. N'empêche que Gödel, Escher Bach est l'un de mes livres cultes. Ce pavé d'allure indigeste, paru en 1979 sous la plume de Douglas Hofstadter, est un exemple assez unique, à ma connaissance, de vulgarisation scientifique talentueuse et... ambitieuse.

Pourquoi unique ? Parce qu'il réussit la prouesse d'amener n'importe quel lecteur ayant un peu le goût de l'abstraction et... pas mal d'obstination (750 pages quand même), à se faire une idée assez juste et assez riche (me semble-t-il) du fameux théorème, au travers de tout un tas d'analogies et de transpositions littéraires, musicales et plastiques (d'où les Bach et Escher du titre).

30 ans plus tard, la traduction du dernier livre de Douglas Hofstadter parait en France sous le titre : Je suis une boucle étrange. Et ce livre, d'après son auteur, réaffirme et actualise la principale thèse de Gödel Escher Bach : que ce sont des boucles étranges (...) qui donnent naissance - et bien plus : qui constituent - la conscience et le Moi. Du coup, je me rends compte que j'avais mis de côté, dans ma mémoire, toute une partie du livre...

Gödel, Escher, Bach is a very personal attempt to say how it is that animate beings can come out of inanimate matter. What is a self, and how can a self come out of stuff that is as selfless as a stone or a puddle? What is an “I” and why are such things found (at least so far) only in association with, as poet Russell Edson once wonderfully phrased it, “teetering bulbs of dread and dream” — that is, only in association with certain kinds of gooey lumps encased in hard protective shells mounted atop mobile pedestals that roam the world on pairs of slightly fuzzy, jointed stilts? (1)

Je ne sais pas si vous vous reconnaissez dans la description ci-dessus ? Pour ma part, j'ai beau savoir que je suis un primate, un tétrapode et un sarcoptérygien, j'ignorais complètement que j'étais aussi une boucle étrange...

Commençons par la boucle tout court... C'est un bidule récursif. Un machin qui se construit ou se définit en se référant à lui même. Hofstadter donne toutes sortes d'exemples, depuis le feedback video jusqu'à la suite de Fibonacci, de phénomènes récursifs... Il y en a un que j'aime beaucoup et que Hofstadter ne cite pas, c'est le système d'exploitation « GNU ». GNU est l'acronyme pour Gnu is Not Unix.

Une boucle étrange, dans la terminologie Hofstadterienne, c'est une boucle qui « saute de niveau », qui passe d'un niveau de réalité à un autre, comme dans le fameux dessin d'Escher où on voit une main dessiner une seconde main qui elle-même dessine la première main... Ou comme dans le théorème de Gödel... Eh oui. Nous y voilà.

En très résumé, ce que Gödel a réussi à prouver en 1931, c'est que « tout système formel suffisament complexe comporte des propositions indécidables », c'est à dire qui ne sont ni démontrables ni réfutables. Gödel a découvert le moyen de transposer dans un formalisme mathématique précis une proposition auto-référente équivalente à : « Je ne suis pas démontrable ». Ensuite, de deux choses l'une : soit la proposition est démontrable à l'intérieur du système et on aboutit à une contradiction, qui met tout l'édifice par terre... Soit elle ne l'est pas, et on est bien obligé de reconnaître qu'elle est néanmoins vraie ! Pour réussir cet incroyable tour de passe-passe, Gödel a du traduire en nombres entiers des propositions portant sur les nombres entiers. Saut de niveau. Boucle étrange.

OK. Mais ca n'est pas fini, puisque le livre s'appelle Je suis une boucle étrange. Qu'est-ce que je viens faire là-dedans ?

Est-ce un hasard, se demande Hofstadter, si la seule façon simple d'exprimer la formule de Gödel passe par l'utilisation du pronom «je» (je ne suis pas démontrable) ? A partir de là, il établit un parallèle assez troublant entre ce phénomène de boucle étrange et le fonctionnement de l'esprit humain... L'idée, longuement développée dans le livre (mais pas ici !), est que ce qui se passe dans le cerveau est du même ordre que la construction de Gödel. Lorsque l'esprit devient suffisamment complexe pour s'auto-représenter, il peut sauter un (puis plusieurs) niveaux de réalité. Le je naît de la capacité de l'esprit humain à sauter de niveau à travers la construction de symboles. Je suis ce qui transforme le bricolage électro-chimique de mes neurones en toutes sortes de propositions, y compris en propositions qui (comme celle-ci) portent sur le bricolage électro-chimique de mes neurones.

L'idée est de sortir par le haut du vieux débat déterminisme / libre-arbitre : comment peut-il y avoir «je» dans un monde déterministe de particules et de champs électro-magnétiques ? Hofstadter refuse la position dualiste, qui postule qu'il faudrait ajouter quelquechose aux lois de la physique pour rendre compte de l'esprit humain, et il le fait sans tomber dans un réductionisme déprimant : ce quelque chose d'impalpable, cette substance immatérielle, qu'il appelle « élan vital », elle n'est pas nécessaire. La conscience, dit-il, n'est pas un toit-ouvrant ! Elle n'est pas une option rajoutée par dessus les structures du cerveau.

La conscience ne vient pas en option (...) : c'est le résultat émergent obligé du fait que le système dispose d'un répertoire de catégories suffisamment sophistiqué. Tout comme la boucle étrange de Gödel qui apparait automatiquement dans tout système formel de la théorie des nombres suffisamment puissant, la boucle étrange du soi émergera inéluctablement de tout répertoire de catégories suffisamment complexe : une fois qu'on a le soi, on a la conscience. Pas besoin d'élan mental. (2)

Et toc.

(1) Gödel, Escher, Bach : préface de l'édition de 1999
(2) Douglas Hofstadter : Je suis une boucle étrange, p.429

5.1.09

127 - Loi de Godwin

Vous avez forcément déjà entendu l'argument de reductio ad Hitlerum, et ça m'étonnerait un petit peu que vous ne l'ayez jamais employé vous-même. Je reconnais y avoir succombé sans doute pas mal de fois, du temps de ma tumultueuse jeunesse... Bref.

Vous connaissez la réduction par l'absurde, qui permet de démontrer la fausseté d'une proposition en en déduisant logiquement une proposition « manifestement fausse », c'est à dire contradictoire ? Non ? Alors relisez la phrase précédente, ça devrait être bon. La reductio ad Hitlerum en est une version bâclée. Dans le rôle de la contradiction, on met Hitler, et sur la déduction, on n'est pas trop regardant : vous prenez des mesures anti-tabac. Hitler a pris des mesures anti-tabac. Donc vous êtes un nazi.

C'est Leo Strauss soi-même qui a le premier identifié, nommé et démonté l'argument de reductio ad Hitlerum :
Unfortunately, it does not go without saying that in our examination we must avoid the fallacy that in the last decades has frequently been used as a substitute for the reductio ad absurdum: the reductio ad Hitlerum. A view is not refuted by the fact that it happens to have been shared by Hitler. [1]
Aussi fautif que soit l'argument, il faut reconnaître qu'il est bien tentant d'y recourir, dès lors qu'une certaine dose de testostérone est atteinte. Mike Godwin, avocat américain, et actuel membre de la Wikimedia Foundation, est l'heureux découvreur d'une loi qui généralise le phénomène, et qui s'énonce ainsi :
As a Usenet discussion grows longer, the probability of a comparison involving Nazis or Hitler approaches one. [2]
Alors évidemment, les pointilleux font remarquer que la loi de Godwin est une tautologie, dans la mesure où l'augmentation du volume d'une discussion quelle qu'elle soit fait mécaniquement augmenter la probabilité d'apparition de toutes les propositions possibles, et pas seulement de celles où apparaît Hitler... Mais ne pinaillons pas, d'autant que le corollaire paradoxal de Salaün, qui apparaissait dans une version précédente de l'article Wikipedia sur la loi de Godwin, menace la dite loi d'auto-réfutation :

Plus la connaissance d'une loi comportementale, telle celle de Godwin, se diffuse dans un réseau, plus la validité de celle-ci tend vers 0 du fait des changements comportementaux que sa connaissance engendre. [3]

A noter aussi qu'on peut étendre la loi de Godwin à d'autres lieux de débat, et remplacer Hitler par divers autres gros mots...

On peut juger que le libéralisme, dans les débats internes à la gauche - voire, dans l'espace politique français - fait office de loi godwin à la française, en ce sens que l'invocation du libéralisme tient lieu d'argument définitif, qui se suffit à lui même. Peut-être faut-il le regretter... [4]

Mais s'il y a un sujet où la loi de Godwin reste incontournable -et là ça devient moins drôle- c'est évidemment le Proche Orient. Et c'est dans ce contexte d'une brûlante actualité que je se suis tombé sur un petit texte de Mike Godwin, écrit en avril de cette année pour commémorer les 18 ans de la «loi» qui porte son nom :

When I saw the photographs from Abu Ghraib, for example, I understood instantly the connection between the humiliations inflicted there and the ones the Nazis imposed upon death camp inmates—but I am the one person in the world least able to draw attention to that valid comparison. (...) Our challenge as human beings is that we no longer can be passive about history—we have a moral obligation to do what we can to prevent such events from ever happening again. Key to that obligation is remembering, which is what Godwin's Law is all about. [5]


[1] Leo Strauss - Natural Right and History
[2] Mike Godwin - Nazis (was Re: Card's Article on Homosexuality
[3] version précédente de l'article Wikipedia sur la loi de Godwin
[4] Diner's room - "Libéralisme" et Loi de Godwin
[5] Mike Godwin @ Jewcy.com - I Seem To Be A Verb: 18 Years of Godwin's Law