30.5.11

163 - Illibéralisme

Je connaissais l'ultra-libéralisme, l'antilibéralisme, et même (mais de loin) le néolibéralisme. J'ignorais par contre tout de l'illibéralisme, croisé l'autre jour sur le blog de Laurent Mauduit. Wikipédia faisant totalement défaut sur ce coup-là, c'est Pierre Rosanvallon qui m'a semblé apporter la définition la plus satisfaisante de la chose. 

L'illibéralisme n'est pas l'anti-libéralisme, donc. Plus qu'une opinion, c'est une pratique. C'est même, si l'on en croit Laurent Mauduit, un trait dominant de la vie politique française :
Du Second empire jusqu’à la Vème République, la France a beaucoup changé mais « l’illibéralisme » a souvent perduré. C’est un trait dominant de la vie politique française : sous des variantes multiples, du bonapartisme jusqu’au gaullisme en passant par le boulangisme ou différentes variétés de populisme, la France a souvent été une démocratie à part, pratiquant parfois le libéralisme en économie mais rarement sinon jamais en politique. Déséquilibres anciens ! De Napoléon le Petit jusqu’au petit Nicolas, c’est l’invariant de l’histoire française : les pouvoirs du Palais sont exorbitants tandis que les contre-pouvoirs (ceux du Parlement, des syndicats, de la presse...) sont anémiés. (1)
Pierre Rosanvallon explique l'illibéralisme français par le cadre intellectuel particulier dans lequel ont été bâties nos institutions...
On peut caractériser en une première approximation l’illibéralisme de la culture politique française par sa vision moniste du social et du politique ; une de ses principales conséquences étant de conduire à une dissociation de l’impératif démocratique et du développement des libertés. (2)
Eh oui ! La démocratie, pensée en Angleterre, est affaire de libertés. L'Habeas Corpus en est le texte fondateur. La démocratie française, au contraire se pense dans un cadre cartésien et rationnaliste. L'Angleterre conçoit la démocratie comme une subtile balance de pouvoirs et de contre-pouvoirs, où se pratiquent le débat et le compromis ; la France la pense comme le triomphe de la pensée rationnelle et de l'évidence.
C’est d’abord au nom d’un impératif de rationalisation que s’instruit le procès de la monarchie absolue. L’œuvre des physiocrates exprime remarquablement, au milieu du XVIIIe siècle, la nature et les fondements de cette approche, que Turgot et Condorcet incarneront après eux. La liberté ne procède pas pour eux d’une protection de la loi positive mais d’une organisation conforme à la nature (l’oppression prenant à l’inverse nécessairement sa source dans les égarements de la volonté humaine). Cette vision de la liberté dans son rapport à la loi repose sur une épistémologie de la connaissance centrée sur la notion d’évidence. (2)
Les exemples que donne Pierre Rosanvallon de ce particularisme français tel qu'il s'exprime au cours de la Révolution Française sont tout à fait frappants. On y découvre par exemple que la Révolution s'oppose violemment à l'existence des corporations et autres syndicats, rejette le principe libéral de la libre association, et finit même par interdire tout ce qui pourrait ressembler de près ou de loin à un parti politique :
 « Nulle société, club, association de citoyens ne peuvent avoir, sous aucune forme, une existence politique. » Pour les hommes de 1789, les partis sont dans l’ordre politique l’équivalent des jurandes ou des corporations dans l’ordre économique : un écran perturbateur du bon fonctionnement social et de la poursuite de l’intérêt général. (2)
La logique imparable qui préside à ces décisions, c'est la foi en une raison absolue, séparée de tout intérêt particulier,  ainsi que l'idée  que le « peuple » est un et uni. Pour le dire autrement : quand les révolutionnaires de 1789 regardent le peuple, ils ne voient qu'une seule tête ! Cette façon bien spécifique (et un brin totalitaire) de concevoir la démocratie va trouver son accomplissement dans l'Empire, quintessence de la culture politique française, au sein duquel fusionnent le culte de l'Etat rationalisateur et la mise en scène d'un peuple-Un.
La démocratie illibérale est en ce sens une pathologie interne à l’idée démocratique. Elle procède de trois éléments que j’ai longuement analysés dans La Démocratie inachevée. La prétention, d’abord, à réduire l’indétermination démocratique par une philosophie et une pratique de la représentation-incarnation. L’affirmation, ensuite, de l’illégitimité de toute définition du public qui déborde l’espace des institutions légales. Le rejet, enfin, de tous les corps intermédiaires politiques accusés de perturber l’expression authentique de la volonté générale. (1)
Notre culture républicaine qui, presque seule en Europe, conserve la pompe de l'ancien régime, avec ses escortes de motards, ses huissiers emperruqués et ses chasses présidentielles, ressemble au fond diablement à un bonapartisme aseptisé et édulcoré.


(1) Laurent Mauduit - En mémoire de Charles Delescluze
(2) Pierre Rosanvallon - Fondements et problèmes de l' "illibéralisme" français
Voir aussi :  144 - Libéralisme bureaucratique

1 commentaire:

Tom Roud a dit…

Je me demande parfois si la laicité à la française poussée à l'extrême (en gros, les gens qui veulent abolir tout sugne religieux dans toute sphère publique) n'est pas du même ordre ...