22.2.10

141 - Quatrième blessure narcissique

Béatrice Levet est philosophe et, à l'occasion de la parution du livre de Nicolas Werth sur la terreur stalinienne (1), elle s'interroge sur la curieuse asymétrie du devoir de mémoire envers les victimes des totalitarismes du siècle dernier : pourquoi les millions de victimes du stalinisme n'ont-elles pas le même statut dans la mémoire collective que les millions de victimes du nazisme ?
Pourquoi cette asymétrie ? Pourquoi cette déplorable et cruelle réticence à méditer la défaite du communisme? Peut-on tout à la fois se prétendre antitotalitaire, comme s’en flatte notre époque, et rechigner non seulement à penser le communisme réel mais à le condamner avec la même énergie que le nazisme ? (2)
A cette question, Béatrice Levet apporte plusieurs réponses, mais elle en développe une en particulier qui met en jeu la quatrième blessure narcissique infligée à l'Humanité. Là, le lecteur attentif aura compris que le genre humain a donc déjà subi  auparavant 3 blessures narcissiques... Et il se sera peut-être demandé : lesquelles ? Eh bien sache, impatient lecteur, que c'est Sigmund Freud qui a pointé les 3 premières dans son Introduction à la psychanalyse.   

La science, expliquait-t-il, a déjà infligé à l'Humanité deux blessures narcissiques. La première remonte au XVIème siècle, lorsque Copernic (entre autres) a mis fin à la vieille conception géocentrique de l'Univers, lequel décidement, ne tournait pas autour de notre petit personne... La seconde, 3 siècles plus tard, est l'œuvre de Charles Darwin qui a montré que l'espèce humaine n'avait aucune raison de revendiquer une place particulière dans le règne animal ou dans l'arbre du vivant. Et la troisième ? Eh bien la troisième, Sigmund y travaille activement au moment même où il écrit ces lignes...
Un troisième démenti sera infligé à la mégalomanie humaine par la recherche psychologique de nos jours qui se propose de montrer au moi qu’il n’est seulement pas maître dans sa propre maison, qu’il en est réduit à se contenter de ren­seignements rares et fragmentaires sur ce qui se passe, en dehors de sa conscience, dans sa vie psychique. (3)
Fin du flash-back. Selon Béatrice Levet, la quatrième blessure narcissique nous est infligée par l'effondrement de l'utopie communiste, utopie qui - on le sent bien - est la mère de toutes les utopies politiques globales et les entraîne avec elle dans sa chute. L'idée qu'on puisse mettre à bas l'ancien monde et en reconstruire un nouveau, radicalement neuf, entièrement basé sur la Raison, et fondamentalement meilleur, cette idée a vécu. Bref, c'en est fini de la conception prométhéenne ou messianique qui fait de l’homme le bâtisseur du royaume du Bien. C’est en ce sens que l’on peut dire avec Georges Steiner que « la défaite du communisme est une grande défaite de l’humanité. » Ou alors avec François Furet : Nous voici condamnés à vivre dans le monde où nous vivons. (4)

Sale histoire pour les utopistes, radicaux et autres adeptes d'un ordre nouveau...  Sans être tout à fait sûr d'adhérer de bonne grâce à cette vision  un peu désenchantée, je dois bien reconnaître que les transformateurs en bloc du genre humain n'ont pas amené à des périodes de l'histoire très riantes, tandis que les améliorateurs à la petite semaine et autres réformistes ont remporté quelques succès et rendu le monde (localement) un peu plus vivable...

Mais attention ! La chute de l'utopie communiste constitue-t-elle vraiment LA quatrième blessure narcissique ? Car Béatrice Levet n'a pas l'exclusivité, bien au contraire ! Il existe même des dizaines de candidats à ce titre envié... Ici, c'est le marché, là le système nerveux (?) Pour certains, c'est la mondialisation, pour d'autres c'est Internet (ça mange pas de pain et ça fait moderne... encore pour une ou deux décennies !)... Plus orientée philosophie, cette bonne vieille  mort de Dieu pourrait tout aussi bien faire l'affaire ! A moins qu'on lui préfère, pour rester dans le champ des sciences et techniques, la dissolution des frontières entre l'Homme et la machine, qui me semble un candidat assez plausible...

Bref, côté blessures, il n'y a que l'embarras du choix, et ce n'est sans doute pas fini ! Allez, dépêchons-nous d'en choisir une quatrième, qu'on puisse commencer à rechercher activement la n°5...


(1) Nicolas Werth - L’ivrogne et la marchande de fleurs. Autopsie d’un meurtre de masse, 1937-1938
(2) Bérénice Levet - La grande nuit stalinienne - Causeur.fr
(3) Sigmund Freud - Introduction à la psychanalyse
(4) François Furet - Le passé d'une illusion. Essai sur l’idée communiste au XXe siècle

15.2.10

140 - Biais centriste

Il semble que ce soit le Time de novembre dernier qui ait mis un nom sur cette idée : le biais centriste (moderate bias) aurait pour résultat de faire préférer aux commentateurs (et aux journalistes en particulier) une position intermédiaire entre progressisme et conservatisme, centriste donc, et surtout de leur faire considérer cette position comme une absence de position.

Centrism is a political position too. And you see moderate bias — i.e., a preference for centrism — whenever a news outlet assumes that the truth must be "somewhere in the middle." You see it whenever an organization decides that "balance" requires equal weight for an opposing position, however specious: "Some, however, believe global warming is a myth."
Often, moderate bias is just the result of caution, but the effect is to bolster centrist political positions — not least by implying that they are not political positions at all but occupy a happy medium between the nutjobs. Meanwhile, conservatives see moderate bias as liberal, and liberals see it as conservative — letting journalists conclude that it's not bias at all. (1)
Pas sur que le biais centriste ait tout à fait la même puissance dans notre vie politique française, où la modération vend moins, surtout à gauche ! Si, par exemple, vous êtes un dirigeant socialiste, méfiez-vous : si vous y cédez, le biais centriste a toutes les chances de vous renvoyer à la maison !

Mais si l'article du Time concernait spécifiquement la politique, et la politique américaine qui plus est, les bloggers Tom Roud et Thimotée relèvent le même phénomène au niveau de la médiation scientifique, où il est à la fois absurde et dangereux :
 Ne pas prendre position entre deux points de vue, c’est prendre indirectement position en mettant sur le même plan les deux discours exposés et donc en légitimant le discours plus “minoritaire”. Ce qui est tout à fait acceptable en politique devient particulièrement gênant quand il s’agit de sciences, où il y a clairement des opinions beaucoup, beaucoup plus fausses que d’autres… (2)
 Et oui : en sciences le biais centriste n'a pas pour résultat  non pas de favoriser une position  « centriste » qui reste  à inventer mais de crédibiliser des positions disons... hétérodoxes. On se heurte là à toute l'ambiguité du débat public sur les sciences  : laisser les opnions hétérodoxes s'exprimer, c'est très bien. Mais la question c'est : où ? Il ne faut pas confondre débat scientifique (dont la place est dans les revues, forums spécialisés, et autres colloques) et débat public.

Le modèle démocratique, qui considère que chaque citoyen peut (et doit !) se faire une opinion personnelle sur le fonctionnement de la Cité, ne marche pas en sciences ! Jusqu'à preuve du contraire, on ne vote pas les lois de la Nature, et si le compromis est nécessaire en politique il n'a simplement pas de sens en sciences. Remettre en cause l'autorité c'est bien. Encore faut-il le faire avec des outils adaptés ! Désolé pour le débat d'idées que j'aime aussi, mais remettre en cause le réchauffement climatique en se basant sur la météo du Parisien d'hier, ça me semble un tout petit peu présomptueux...


Voir aussi : Flying Spaghetti Monster

(1) Time - Polarized News? The Media's Moderate Bias
(2) Blog Darwin 2009 - Petit précis de scepticisme

8.2.10

139 - Entropologie

A l'avant-dernière page de Tristes Tropiques, il y a un néologisme que je trouve particulièrement saisissant. On vient de passer 500 pages avec Lévi-Strauss, à découvrir  les mœurs et les structures sociales des  indiens du Brésil, qu'il a été l'un des premiers à étudier dans les années 30, à un moment où existaient encore quelques sociétés quasi vierges de contact avec l'homme blanc...

On le voit recueillir avec émotion les dernières bribes d'une culture mourante, celle des Tupi-Kawahib dont il ne semble subsister qu'un groupement familial de moins de 20 personnes au moment où il les rencontre. Tout au long du livre, il paraît défendre assez farouchement l'idée que ces cultures sont importantes, et que cette diversité culturelle fait sens.

Dans mon souvenir, c'était à ça que correspondait l'idée d'écrire entropologie plutôt qu'anthropologie :  à cette impression d'être en train de récolter les dernières bribes de constructions sociales, mythologiques et culturelles en train de se déconstruire, de se dissoudre, du fait de la mondialisation déjà bien entamée dans les années 30, dans le grand récit imposé par l'Occident.

En relisant la fin du livre, je me rends compte qu'il y est surtout question des religions, qu'il soumet à une sorte d'étude comparative :
Les hommes ont fait trois grandes tentatives religieuses pour se libérer de la persécution des morts, de la malfaisance de l'au-delà et des angoisses de la magie. Séparés par l'intervalle approximatif d'un demi-millénaire, ils ont conçu successivement le bouddhisme, le christianisme et l'Islam ; et il est frappant de noter que chaque étape, loin de marquer un progrès sur la précédente, témoigne plutôt d'un recul. (1)
Pas très aimable pour l'Islam qui lui rappelle trop la culture d'où il vient (l'Islam, dit-il, c'est l'Occident de l'Orient)... Le bouddhisme, par contre, semble le fasciner littéralement par sa radicalité :
Il n'y a pas d'au-delà pour le bouddhisme ; tout s'y réduit à une critique radicale, comme l'Humanité de devait plus jamais s'en montrer capable, au terme de laquelle le sage débouche dans un refus du sens de choses et des êtres. (1)
 Et c'est dans ce cadre là qu'il faut comprendre ce terme d'entropologie... Pas comme un réflexion amère sur la disparition plus ou moins résistible des sociétés premières (comme on dit maintenant) mais comme une idée bien plus générale...
Chaque parole échangée, chaque ligne imprimée établissent une communication entre les deux interlocuteurs, rendant étale un niveau qui se caractérisait auparavant par un écart d'information, donc une organisation plus grande. Plutôt qu'anthropologie, il faudrait écrire « entropologie », le nom d'une discipline vouée à étudier dans ces manifestations les plus hautes ce processus de désintégration. (2)
Ce tableau très paradoxal concerne donc la culture humaine dans son ensemble, une culture qui, plutôt que des formes organisées, génère au contraire de l'entropie et de la non-différenciation (Lévi-Strauss dit : de l'inerte ). C'est troublant parce qu'il a parfaitement raison du point de vue de la théorie de l'information (toute communication fait augmenter l'entropie du système) mais que l'appliquer aux échanges culturels paraît assez déprimant, au moins au premier abord : la communication ainsi envisagée devient un processus destructif ! Parler, c'est tendre vers l'inerte... Dure leçon pour un savant qui se voit ainsi contraint d'accepter, comme le sage bouddhiste, l'exclusion mutuelle de l'être et du connaître !

A ce stade, le lecteur a bien besoin d'un petit remontant et Lévi-Strauss doit le sentir, qui lui offre en guise de bouquet final une phrase particulièrement longue et complexe, qui s'achève sur une note presque gaie. La phrase fait presque une page. Je vous en livre un condensé un peu brutal, qui ne dispense pas de la lecture de l'original, mais en donne une idée : l'unique faveur que sache mériter l'homme, quels que soient les croyances, le régime politique et le niveau de civilisation de la société à laquelle il appartient, c'est se déprendre, et ça consiste en saisir l'essence de ce que nous fûmes et continuons d'être en deçà de la pensée et au-delà de la société, dans la contemplation d'un minéral, le parfum d'un lys ou encore dans le clin d'œil alourdi de patience, de sérénité et de pardon réciproque, qu'une entente involontaire permet parfois d'échanger avec un chat. (3)


(1) - Claude Lévi-Strauss - Tristes tropiques - Terre humaine/Poche  p.389
(2) - ibid. - p.496
(3) - ibid. - p.497

1.2.10

138 - Appareil apatride

Il y a un gros mot dans la présentation video qu'oncle Google a mis en ligne à propos de son futur système d'exploitation. Il s'excuse aussitôt de l'avoir employé, certes, mais quand même : il est là.
If everything is stored on the internet, then your phone, your computer, all of these devices, are what people call "stateless". Which is kind of a big word, so maybe just remember this : Chrome is a totally rethought web brower, but Chrome OS is a totally rethought computer that let you stop worrying about your computer so you can focus on the internet. (1)
Amusant comme l'oncle Google prend d'abord le risque de parler à ses clients comme à des adultes... avant de battre en retraite sur l'air de Don't worry, be happy ! Officiellement, stateless se traduit apatride. Si c'est un gros mot pour oncle Google, ce n'est pas tant à cause de l'identité nationale que parce qu'il renvoie à des idées profondément enfouies au sein même de techniques informatiques qui nous semblent neutres... Mais n'ayons pas peur des gros mots ! 
Stateful and stateless are adjectives that describe whether a computer or computer program is designed to note and remember one or more preceding events in a given sequence of interactions with a user, another computer or program, a device, or other outside element. Stateful means the computer or program keeps track of the state of interaction, usually by setting values in a storage field designated for that purpose. Stateless means there is no record of previous interactions and each interaction request has to be handled based entirely on information that comes with it. (2)
Bon. Vous êtes chez vous en train d'écrire un texte sur le dinateur. Vous manipulez un fichier informatique avec l'aide d'un système complètement stateful. L'ensemble constitué par le dinateur et le programme sait des tas de choses : d'abord que vous avez le droit de modifier le fichier, que quand vous tapez un "a", il est de bon ton d'ajouter un "a" à la position (auparavant mémorisée) du curseur, que "dinateur" n'est pas français, etc... Bref, toute l'intelligence est du côté de l'appareil. Les données constituent une matière brute, évidemment sans mémoire, qui ne fait sens que grâce au contexte fourni par l'appareil. C'est tellement évident que ça semble tomber sous le sens : d'un côté l'ordinateur (stateful device), de l'autre les données brutes et bêtes (stateless data).

Mais cette dichotomie s'applique aussi au niveau supérieur : internet est construit sur un mélange de protocoles stateful et stateless. Le FTP, par exemple, est stateful. C'est à dire qu'il fonctionne comme une conversation téléphonique entre un serveur et un client : le serveur répond à chaque requête en fonction de l'identité du client et du contenu passé de la conversation. Le HTTP du web, par contre, est stateless, c'est à dire qu'il ne veut pas savoir qui vous êtes ni ce que vous avez dit avant : HTTP est un malade d'Alzheimer et traite chaque requête comme un commencement absolu. Comme si vous deviez rappeler votre nom au début de chaque phrase pour avoir une conversation un peu suivie...

Maintenant, imaginez une machine qui ne puisse communiquer avec des données qu'à travers un protocole de type HTTP... Ah ! Voilà donc notre stateless device... Qu'en faire ? Qu'est-ce que ça change ? D'un côté, on serait tenté de répondre : pas grand chose. On continue de faire les mêmes choses, à part que les données sont « sur Internet » au lieu d'être « sur la machine ».  Finies les données perdues ou inaccessibles parce qu'elles ne sont pas sur le bon ordinateur ! D'ailleurs, moi qui vous parle, j'utilise Google docs à peu près tous les jours...

Mais est-ce que le changement est aussi transparent qu'il en a l'air ? Pas sûr. Car si je peux accéder à mes données au travers d'un appareil sans état, d'un « appareil apatride », c'est bien parce que le document, lui, a changé de statut : il n'est plus apatride mais citoyen du monde ! Il existe potentiellement au vu et au su de tous, et possède - potentiellement, toujours - une histoire écrite, comme un article de wikipedia. Au lieu de manipuler des données brutes dans le temps d'un processus créatif intime, l'auteur externalise cette  conversation avec lui-même, et s'inscrit dans un processus où il n'est plus seul maître à bord. Vis à vis du texte, il passe du statut de propriétaire à celui, plus pratique et plus soft, de détenteur d'un droit d'accès... Droit qu'il peut d'ailleurs partager avec qui bon lui semble !

Cette liberté nouvelle se paye. Car que devient le petit bout de texte d'autrefois, écrit à mon seul usage, et que je pouvais annihiler d'un clic ? Où est passée cette extension de cerveau que je pouvais poser là, et replier à volonté ? Et que devient la possibilité de disparaître ? De tout brûler, comme Kafka a voulu le faire ?  Effacer complètement le moindre bout de texte est devenu un exercice où il n'est plus besoin d'être Kafka pour échouer... La plus piteuse idée a aujourd'hui toutes les chances de survivre à son auteur !

Et chaque mauvaise idée, chaque remords, chaque hésitation devient virtuellement aussi facile d'accès que l'état final du document... D'ailleurs la notion d'état final a-t-elle encore un sens quand la rectification est aussi facile et aussi immédiate ? Du temps du papier, l'imprimeur forçait à arrêter un état du texte. Du temps de l'informatique, il restait des numéros de version correspondant à l'envoi d'un texte qui allait être recopié ailleurs, sur un autre appareil, et ne plus changer. Mais si je donne un lien vers un document en ligne ?

Le terme même de « document » devient quelque peu discutable... Et que dire de l'auteur face à ce document survitaminé, qui commence à lui échapper ?  Faudra-t-il-il parler d'auteur apatride ?


(1)  What is Google Chrome OS ?
(2) Whatis?com  - Stateless

25.1.10

137 - Trans-parents

Comment expliquer l'impudeur des jeunes internautes qui étalent  photos  personnelles,  listes d'« amis » et propos plus ou moins intimes sur les réseaux sociaux ? Jean-Marc Manach reformule la question ainsi :
Et si, a contrario, ils ne faisaient qu'appliquer à l'internet ce que leurs grands-parents ont conquis, en terme de libertés, dans la société ? (1)
Et à l'appui de cette idée, il cite Josh Freed, éditorialiste à la Montreal Gazette qui, dans la lignée du transsexuel et de la trans-avant-garde, invente le trans-parent   :
D'un côté, nous avons la "génération des parents", de l'autre, la "génération des transparents" : l’une cherche à protéger sa vie privée de manière quasi-obsessionnelle, l’autre sait à peine ce qu’est la “vie privée“.

La génération des transparents a passé toute sa vie sur scène, depuis que leurs embryons ont été filmés par une échographie alors qu’ils n’avaient que huit semaines… de gestation. Ils adorent partager leurs expériences avec la planète entière sur MySpace, Facebook ou Twitter et pour eux, Big Brother est un reality show. (2)
Et c'est vrai que la paranoïa de ma génération à moi quant à sa vie privée traîne avec elle un parfum de guerre froide... A l'exception de nos amis chinois, quel gouvernement a encore le temps et les moyens de surveiller nos petites opinions politiques ? La NSA a déjà bien du mal avec les islamistes radicaux, je ne suis pas sûr qu'elle traque très efficacement les sympathisants de Jean-Luc Mélenchon. Et puis il faut bien admettre que la place des propos subversifs dans les échanges électroniques entre ados est sans doute homéopathique...
Generation Transparent loves publicity and spends its days on sites like Twitter, sending their friends brief "tweet" messages about what they're doing as they do it.
- Hi. I'm out buying tofu (see attached photo). Where r u?
- Cool! I'm buying yogurt right down the aisle from u -- I'm in the photo u just took.
- Oh yeah! Cool -- Wave, wave. Kiss, Kiss. :-)
- OK, bye for now. Let's tweet again when we're at the cash. (2)

En fait la seule véritable atteinte à sa vie privée qu'un ado a toutes les chances de ressentir en vrai, c'est celle de ses parents ! Et cette surveillance là n a rien de fantasmatique : elle est bien réelle et a sans doute plutôt tendance à se renforcer à notre époque sécuritaire et adepte du principe précaution... Il n'est qu'à voir la masse  de discours développé autour du thème pédophilie et internet pour s'en faire une idée ! Ou bien de lire cette histoire hallucinante arrivée à Greensburg (Pennsylvanie) où 3 adolescentes sont jugées pour child pornography parce qu'elles ont envoyé des photos... d'elles à leurs petits amis ! Un coup à faire passer nos amis chinois pour de gentils amateurs...

Les ados - c'est pas nouveau ! - ont besoin d'échapper au regard des adultes. Les espaces interstitiels que leurs parents trouvaient encore dans le monde réel, dans les cafés, les squares ou les cinémas de l'ère rock'n'roll, les trans-parents y accèdent au travers des technologies de communication. Ils n'ont pas très peur de la NSA, mais ils préfèrent sans doute que leurs parents ne voient pas toutes leurs photos et ne lisent pas toute leur prose. Et pour peu qu'on ait des parents pas trop calés en ordinateur, lettres et prose sont finalement plus à l'abri sur Facebook que dans le tiroir de sa chambre !


(1) - InternetActu - Vie privée : le point de vue des “petits cons”
(2) -  Josh Freed - Next up: Google Anatomy and Google Ogle

17.11.09

136 - « Non » augmentatif

L'un des traits les plus spécifiques et historiquement les plus marquants  du mode de pensée occidental, c'est la permanence tenace et indestructible de l'opposition. C'est cette idée que Imre Toth développe dans un texte paru d'abord en 2006 dans la revue Diogène et réédité cette année (1).
L'opposition n'a jamais pu être éliminée de l'histoire de l'Occident, la dissension n'a jamais pu être réduite au silence ; toujours, même dans les temps les plus durs, les plus terribles, des voix se sont élevées pour dire Non ! à l'injustice, Non ! à 'infamie. L'homme révolté est l'homme qui dit «non !» - c'est le Moi de la négativité. (1)
La présence permanente de ce Non ! est ce qui sauve moralement l'Occident et ce qui lui permet d'aller de l'avant : si l'Inquisition ou le colonialisme sont des phénomènes spécifiquement occidentaux, le refus de l'Inquisition et l'anticolonialisme le sont tout autant. Cette idée majeure a été formulée dès 1842, par un certain Karl Marx :
Ohne Parteien keine Entwicklung, ohne Scheidung kein Fortschritt - «Sans partis, pas de développement, sans dissension pas de progrès.» Un bel aphorisme dont la vérité a été récemment confirmée par l'effondrement irréversible des dictatures monolithiques qui se réclamaient de son auteur. (1)
Le « non » augmentatif, prérogative du sujet connaissant, possède le pouvoir exorbitant d'amener le non-être à l'existence simplement en le nommant. Et comme celui-ci n'a pas d'existence distincte de la connaissance qu'en a le sujet  (en termes tothiens, il appartient à la modalité ontique être su), lui seul est connaissable avec une rigueur et une certitude absolue : madame Bovary, par exemple, est rigoureusement identique à la description qu'en fait Flaubert. Conséquence amusante : Il apparaît donc qu'il n'y a que deux savoirs exacts, le roman et la géométrie. (1)

Et c'est dans le domaine géométrique que le « non » augmentatif trouve son expression la plus fondamentale. En élevant au statut d'axiome la négation du 5ème postulat d'Euclide, la géométrie non-euclidienne amène brusquement à l'être (ou au moins à l'être-su) un autre Univers qui contient lui aussi tout ce qui est, qui n'est aucunement complémentaire du monde euclidien, mais au contraire logiquement incompatible avec lui. Le mathématicien se permet ainsi, par la puissance terrifiante de la négativité de créer un monde d'un trait de crayon...
En ce moment décisif, le sujet des mathématiques a pris conscience de sa liberté immanente, de sa liberté d'assigner la vérité à la fois à deux propositions axiomatiques contradictoires. La rupture avec l'axiome logique de la contradiction devint manifeste. Le mot «liberté» devint l'exergue de la création mathématique, répété haut et fort par les mathématiciens des générations suivantes. (1)
 Et cette liberté ne connaît dès lors aucune limite :
La géométrie non-euclidienne est vraie, aussi vraie que l’est simultanément son opposée, la géométrie euclidienne. Par conséquent, la vérité n’est pas la limite de la liberté mais au contraire, c’est la liberté qui est le commencement, la source d’où la vérité jaillit. (2)

(1) Liberté et vérité - Imre Toth - Editions de l'éclat 2009
(2) Palimpeste, propos avant un triangle - Imre Toth - PUF 2000

19.10.09

135 - Technostalgie

Le MP3 vous écorchait-il atrocement les oreilles dans les années 2000, quel que soit le taux d'échantillonnage ? Étiez-vous du genre à insister, dans les années 80, sur l'évidente supériorité du 33 tours par rapport au disque compact, dont le son froid et « numérique » ne remplacerait jamais la richesse d'un bon microsillon ?

Si vous êtes assez âgé, vous avez sans doute juré aussi dans les années 60 que rien, jamais, ne remplacerait l'ampli à lampe... Eh bien , rassurez-vous : le mal dont vous soufrez est aujourd'hui dûment identifié, répertorié, et même baptisé : vous êtes technostalgique !
Sweet, their fans call the sound that comes from the vacuum-tube stereo equipment of the 1960's: sweet, natural and warm....Now, two of the most famous names from the golden days of tubes, Marantz and McIntosh, have introduced exacting reproductions of equipment from 30 years ago...The reissues remind many aficionados of their own youth, the way 60's muscle cars remind their owners of happy adolescent days. Such enthusiasms combine technophilia with nostalgia, merging into a new compound — technostalgia. (1)
La technostalgie se définit comme une  nostalgie appliquée à des formes technologiques obsolètes, perçues comme plus simples ou de qualité supérieure. (2) Tout ça, évidemment, n'est pas neuf. La technostalgie remonte sans doute à la plus haute antiquité. Je suis persuadé qu'au néolithique il se trouvait quelques chasseurs atrabilaires pour regretter le bon vieux gourdin en bois durci, tellement plus élégant (et tout aussi efficace, quand on sait s'en servir) que la hache en pierre des satanés gamins...

Moi-même, j'ai beau faire le malin, je commence à sentir poindre un très net sentiment technostalgique dans certains domaines. Par exemple je me souviens d'un temps où un ordinateur qu'on ramenait de chez le marchand n'était pas bourré d'antivirus à l'essai, d'offres d'abonnements promotionnels et de racketiciels en tous genres... D'un temps où double-cliquer sur l'icône d'un programme ouvrait bêtement le programme en question, plutôt qu'une fenêtre me signalant le caractère éminemment risqué de cet acte, dont la société Microsoft ne saurait être - par ailleurs - tenue pour responsable...

Que mon écran de télévision me suggère de m'abonner à Yahoo, pourquoi pas ? Même si le mot «écran» commence sans doute à perdre de sa pertinence... Mais je ressens déjà une pointe de technostalgie par anticipation à l'idée de ce dont sera capable le prochain ! Aura-t-il les mêmes goûts que moi en matière de cinéma ?

Je suis enchanté d'utiliser, en ce moment même, le correcteur orthographique de M. Google. Je suis moins sur d'avoir envie d'entamer avec lui un débat sur l'orthographe... Ou de devoir le convaincre de l'intérêt de cet article avant qu'il daigne le publier !


(1) Phil Patton - The New York Times, 18/09/97
(1) Word Spy - technostalgia

Voir aussi : 111 - Racketiciel

5.10.09

134 - Economie panglossienne

Comment les économistes se sont-ils tellement trompés ? C'est la question que s'est posée pose Paul Krugman le mois dernier dans un long article pour le New York Times. (1) Paul Krugman est un économiste « libéral » au sens américain (càd plus ou moins un social-démocrate, voire un homme de gauche) qui a reçu le prix Nobel en 2008. Il raconte que la crise a été d'autant plus mal vécue par les économistes de profession que, dans leur ensemble, ils étaient plutôt très contents d'eux-mêmes ! Le problème central de la prévention des dépressions a été résolu, déclarait Robert Lucas, de l'Université de Chicago en 2003.

Comment se sont-ils tellement trompés ? Ils ont confondu beauté et vérité, répond Paul Krugman.

Deux visions classiques s'opposent en économie, notamment sur le rôle des marchés financiers. D'un côté John Maynard Keynes, qui écrit dans les années 30,  voit la bourse comme une sorte de casino où chacun essaie frénétiquement de faire la même chose que ce que vont faire les autres. Il pense que quand la gestion du capital de la Nation devient un sous-produit des activités d'un casino, il y a un problème. Le gouvernement doit réguler et parfois intervenir pour empêcher les dérives.

Milton Friedman défend dans les années 50 une opinion inverse. L'intervention de l'état est précisément le problème en ce qu'elle fausse le marché. Dans le sillage de sa pensée naît l'école monétariste dont le credo est la théorie du marché efficace (efficient market) : le marché, en gros a toujours raison, tant que les informations disponibles sont valides. Les monétaristes (aussi nommés freshwater economists) pensent que l'état doit surtout s'abstenir d'intervenir. Seule une autorité indépendante telle que la FED est utile (à la rigueur).

L'opposition n'est pas seulement politique, mais aussi scientifique. Et à partir des années 80, les monétaristes vont développer  tout un appareil théorique associé à des modèles mathématiques qui leur valent des prix Nobel à la chaîne, impressionnent leurs adversaires, et font gagner beaucoup d'argent aux banquiers. Le Capital Asset Pricing Model (CAPM pour les intimes) permet d'évaluer rationnellement le prix de tous les produits disponibles qu'ils soient réels ou virtuels. C'est grâce à ce modèle mathématique que les banquiers vont inventer des produits financiers toujours plus complexes, tout en maîtrisant parfaitement les risques... en théorie.

Peu à peu, les néo-Keynésiens deviennent une sorte de vestige pittoresque, et finissent  par se rapprocher plus ou moins du modèle défendu par les monétaristes, parce qu'il est si élégant, si efficace, et fait gagner tellement d'argent dans la vraie vie ! Comment un modèle aussi beau et aussi éminemment rentable pourrait-il être faux ? Comment les monétaristes pourraient-ils avoir tort ?
They produced a great deal of statistical evidence, which at first seemed strongly supportive. But this evidence was of an oddly limited form. Finance economists rarely asked the seemingly obvious (though not easily answered) question of whether asset prices made sense given real-world fundamentals like earnings. Instead, they asked only whether asset prices made sense given other asset prices. (1)
Krugman cite ensuite la parabole de Larry Summers sur  les ketchup economists : en prouvant scientifiquement que le prix du pot de ketchup de 500 g. est exactement le double de celui de 250 g, ils pensent avoir prouvé que le marché du ketchup est parfaitement efficace ! Il semblerait donc qu'il y ait un petit problème méthodologique.

Les monétaristes vont tellement loin dans la vénération du marché qu'ils en arrivent à considérer que le chômage n'est pas causé par une réduction de l'offre mais par une réduction de la demande ! En d'autres termes, le traitement social du chômage crée ou du moins fait augmenter le chômage en rendant plus attractive la condition de chômeur ! C'est là que le parallèle avec le docteur Pangloss imaginé par Voltaire devient frappant : le marché, dans son omniscience, aboutit au meilleur des mondes possibles, exactement comme Dieu a créé, malgré les trompeuses apparences, le meilleur des mondes possibles.
Il est démontré, dit Pangloss, que les choses ne peuvent être autrement: car, tout étant fait pour une fin, tout est nécessairement pour la meilleure fin. Remarquez bien que les nez ont été faits pour porter des lunettes, aussi avons-nous des lunettes. Les jambes sont visiblement instituées pour être chaussées, et nous avons des chausses. Les pierres ont été formées pour être taillées, et pour en faire des châteaux, aussi monseigneur a un très beau château; le plus grand baron de la province doit être le mieux logé; et, les cochons étant faits pour être mangés, nous mangeons du porc toute l’année: par conséquent, ceux qui ont avancé que tout est bien ont dit une sottise; il fallait dire que tout est au mieux. (2)
Autrement dit :
Les malheurs particuliers font le bien général, de sorte que plus il y a de malheurs particuliers, et plus tout est bien. (2)
Voilà une maxime à graver d'urgence aux frontons des Pôle-Emplois de France et de Navarre. Car pareille philosophie est susceptible d'apporter, au chômeur nécessiteux, une consolation d'autant plus grande qu'elle est à la fois plus élégante et beaucoup moins coûteuse que l'ancien système !


(1) Paul Krugman - How did Economists get it so wrong ?
(2) Voltaire - Candide

6.4.09

133 - Procrastination structurée

Inventée par John Perry, un distingué professeur de philosophie à Stanford, la procrastination structurée est une invention géniale dont l'usage permet de transformer les pires procrastinateurs en bourreaux de travail. Tout est basé sur une observation simple, mais essentielle : le procrastinateur n'est pas tant quelqu'un qui aime glander que quelqu'un qui préfère faire autre chose que ce qu'il devrait faire. Par exemple tondre la pelouse, tailler ses crayons, ou mettre de l'ordre dans sa bibliothèque iTunes.
Why does the procrastinator do these things? Because they are a way of not doing something more important. If all the procrastinator had left to do was to sharpen some pencils, no force on earth could get him do it. However, the procrastinator can be motivated to do difficult, timely and important tasks, as long as these tasks are a way of not doing something more important. [1]
Toute la difficulté pour un procrastinateur, c'est de s'y mettre. On connait tous ça. La procrastination est une part essentielle du monde d'aujourd'hui, un ressort essentiel qui contribue à la stabilité des choses : le monde est plein de gens qui se lèvent le matin avec la ferme intention d'écrire un scénario de long métrage ou de conquérir le Zimbabwe, et qui finissent par cuisiner un tagine d'agneau ou repeindre les toilettes. Ce qui est embêtant pour eux, mais sympa pour les toilettes. Et salutaire pour le Zimbabwe !

Bon, mais alors que faire ? La mauvaise idée, explique John Perry, est d'essayer de se concentrer sur les choses importantes. C'est méconnaître gravement la psychologie procrastinatrice car, dans ces conditions, le procrastinateur, confronté à une liste de seulement 2 ou 3 choses essentielles, trouvera quand même le moyen de faire autre chose de vraiment, vraiment inutile. Alors qu'en acceptant toutes sortes d'engagements et en accumulant les tâches simultanées, le procrastinateur va accomplir une quantité impressionante de choses utiles en évitant seulement les plus utiles, qui trônent en haut de la liste... Et voilà !

Bon, alors je vous vois venir... Vous vous demandez ce qu'il en est des tâches du haut de la liste ? Eh bien justement. Tout l'art de la procrastination structurée consiste à choisir habilement ces dernières :
The trick is to pick the right sorts of projects for the top of the list. The ideal sorts of things have two characteristics, First, they seem to have clear deadlines (but really don't). Second, they seem awfully important (but really aren't). Luckily, life abounds with such tasks. In universities the vast majority of tasks fall into this category, and I'm sure the same is true for most other large institutions. [1]
Certes, réussir à se convaincre de l'urgence et de l'importance de tâches qui au fond ne sont ni si urgentes ni si importantes, nécessite un grande capacité à se mentir à soi-même... Mais ça tombe bien, conclut John Perry, car le procrastinateur est généralement un champion toutes catégories de l'auto-tromperie !

Et voilà en tous cas comment, grâce à la procrastination structurée, on écrit en 10 minutes un post n°133, en étant absolument persuadé que c'est uniquement le moyen de ne pas écrire celui sur le scientisme paradoxal qui, lui, est vraiment important et intéressant !


[1] John Perry - Structured Procrastination

31.3.09

132 - Complot de l'art

En 1995, Jean Baudrillard publie dans Libération un article intitulé : Le complot de l'art. Avec le sens des nuances qui le caractérise, il nous y apprend que l'art contemporain n'est pas seulement médiocre - ça, beaucoup de gens avant Baudrillard l'avaient déjà dit - il est nul.
Bien sûr, toute cette médiocrité prétend se sublimer en passant au niveau second et ironique de l'art. Mais c'est tout aussi nul et insignifiant au niveau second qu'au premier. Le passage au niveau esthétique ne sauve rien, bien au contraire : c'est une médiocrité à la puissance deux. Ça prétend être nul : "Je suis nul! Je suis nul!" - et c'est vraiment nul. [1]
C'est un peu plus tôt, au début des années 90, qu'avait éclaté l'affaire Jean Clair. Je résume : une série de textes critiques (Esprit, Télérama et l'Evénement du Jeudi) mettent en cause la qualité de l'art contemporain tel qu'il se pratique et se donne à voir au travers des institutions culturelles, ainsi que la validité du discours critique qui l'accompagne. Les propos de Jean Clair (académicien, ex-directeur du musée d'Art moderne et du musée Picasso) publiés par le très droitier magazine Krisis font éclater les hostilités entre pourfendeurs et défenseurs de l'installation post-moderne et de l'esthétique transactionnelle.

Jean Clair, Olivier Céna, ou Marc Fumaroli (qui dresse dans L'état culturel, un portrait au vitriol de la politique culturelle de Malraux à Jack Lang) sont parmi les assaillants, tandis que Catherine Millet et quelques autres organisent la défense... Complot, délit d'initié, abus de pouvoir, logique excluante de la distinction bourdieusienne, accusent les premiers. Fascistes ! répondent les seconds. Moins polémique, le constat est le même chez Yves Michaud, même si on passe de l'incantation à l'ironie :
L'installation video en boucle de la galerie de pointe est visible, à peu de choses près, chez Zara ou Armani. (...) On a l'impression que l'art contemporain travaille d'arrache-pied à rendre hermétique l'accès à des expériences somme toute banales et aussi courantes que serrer la main de quelqu'un, faire l'aumône à un mendiant, échanger un regard avec une femme, regarder dans le vide, s'ennuyer, ou être saisi d'un rire communicatif puis nerveux. [2]
Allain Glykos trace entre cette affaire Jean Clair et l'affaire Sokal, un parallèle tout à fait troublant. D'un côté, Sokal et Bricmont intentent un procès en illégitimité à certains intellectuels français, coupables à leurs yeux de dévoyer le discours scientifique en l'embarquant de travers dans leurs constructions théoriques. [3] De l'autre, Baudrillard & co analysent la scène de l'art contemporain comme une mystification, un complot. Alain Glykos montre qu'il y a un vocabulaire et une thématique communs aux deux « affaires », et que tout ça n'est pas nouveau :
Galilée constitue un autre exemple fort intéressant car il a su user de critiques violentes tantôt contre les poètes au nom de la science, tantôt contre les scientifiques au nom de l'esthétique. Il déniait en effet le droit aux poètes et aux historiographes de parler de physique. Un Sokal avant l'heure ? Certes, l'objet et le contexte de sa critique ne sont pas comparables. Ce qui l'est, c'est au fond l'argumentation de compétence et l'idée que toute intrusion dans le territoire de l'autre est considérée comme imposture. (...) A l'inverse, ce sont des considérations esthétiques sur le cercle - forme parfaite - qui empêchent Galilée d'accréditer les lois de Kepler qui s'appuyaient sur le mouvement elliptique. Galilée, qui ne voulait pas mélanger l'art et la science, a-t-il échappé à la confusion ? [3]
Et c'est sans doute à une critique de la confusion que se rapportent les deux affaires. Confusion, d'un côté, entre le monde de l'art et celui du divertissement (Marc Fumaroli), entre modernité et effet de mode (Yves Michaud) ; confusion de l'autre entre language savant et langage poétique, entre métaphore et argument. Il est amusant, remarque Allain Glykos, de rencontrer Baudrillard dans les deux cas : assaillant impitoyable du système de l'art, il est assiégé à son tour par Sokal et Bricmont. Lesquels citent quelques passages particulièrement abscons du dit Baudrillard, qui utilise complètement à l'envers - et en les présentant comme des concepts importés des sciences ! - des notions telle que la réversibilité.

Complot de l'art dénoncé par des philosophes, complot de la philosophie dénoncé par des scientifiques... Dans les deux cas, procès en perte de sens, en insignifiance, en tartufferie. Mais est-ce qu'il ne s'agit pas aussi, dans un cas comme dans l'autre, d'une critique du relativisme ?
Quand Jean-Marc Lévy Leblond écrit que les artistes ne font plus de la beauté leur préoccupation première et que les scientifiques ont renoncé à dire le vrai, il évoque à sa manière l'errance des uns et le doute qui s'est emparé des autres. L'histoire montre que lorsque les hommes sont dans le désarroi et le manque, lorsqu'ils perdent leurs repères, ils cherchent des saints à qui se vouer. [3]
Mais c'est peut-être là que l'analogie s'épuise. En conclusion de son analyse, Yves Michaud en appelle à Darwin pour penser un art comme parure, un art équivalent pour les groupes humains aux plumes, couleurs, robes, atours, ornements (...) qui distinguent visuellement les espèces entre elles et certains individus, en particulier dans leur rôle sexuel, au sein de ces espèces. [2] Là où il abandonne sans plus de regrets l'ancienne velléité philosophique de penser le beau, Sokal et Bricmont restent, comme la très grande majorité des scientifiques « durs », attachés au projet universaliste d'une intelligibilité commune, articulée autour de la rationalité. Ce n'est pas au fond au contenu des discours qu'ils s'attaquent, mais plus prosaïquement à ce qui leur semble un défaut de méthode.

"Anything goes" Tout fera l'affaire... Yves Michaud reprend la formule de Feyerabend pour décrire la multiplicité des formes, des contenus et des valeurs de l'art contemporain. Une diversité, un bazar qui ne sont gênants au fond que du point de vue limité de l'archivage. [2] Ce détachement très post-moderne et très cool, ce n'est pas du tout l'attitude de Sokal et Bricmont qui se livrent au contraire à une critique en règle, appliquée, laborieuse, et pas cool du tout du même Feyerabend, dans le but affiché de dénoncer le relativisme cognitif qu'ils y lisent. Amusant, non ?

Amusant et quand même bizarre de voir un philosophe aussi féru de sciences que l'est Yves Michaud utiliser Feyerabend comme un simple slogan (un moyen mnémotechnique ?) tandis que ce sont nos deux physiciens qui épluchent les textes et discutent les concepts... Les praticiens des sciences dures seraient-ils les derniers à ne pas s'être résignés au relativisme ? A l'heure où la fin des grands récits a entraîné dans l'abîme le Beau et le Vrai majuscules, il semblerait que le vrai minuscule (ou peut-être devrait-on dire l'exact comme dans « sciences exactes ») fasse de la résistance.

A défaut de métaphysique, les sciences dures seraient-elles le dernier refuge d'une transcendance, au moins au sens phénoménologique de : qui dépasse notre subjectivité ?


[1] Jean Baudrillard - Le complot de l'art
[2] Yves Michaud - L'art à l'état gazeux

[3]
Allain Glykos - Une affaire peut en cacher une autre
[4] Alan Sokal & Jean Bricmont - Impostures intellectuelles


Voir aussi : 035 - Herméneutique transformative de la gravité quantique

17.3.09

131 - Selfless gene

La sélection naturelle opère sur un pool de gènes égoïstes rassemblés à leur corps défendant dans une survival machine, qu'on a pris l'habitude d'appeler individu. C'est en tous cas ce que j'avais retenu de ma lecture de Dawkins [1] il y a maintenant... un certain temps.

En parcourant La filiation de l'homme [2], à l'occasion du billet précédent, j'ai donc été très surpris de découvrir que Darwin croyait à une sélection naturelle fonctionnant aussi au niveau du groupe, et capable de sélectionner par ce biais des comportements altruistes, apportant un avantage évolutif non à l'individu mais au groupe tout entier.

Dans ce contexte, le titre d'un article de New Scientist a - forcément - attiré mon attention : The selfless gene: Rethinking Dawkins's doctrine.[3] On y apprend en gros que la sélection au niveau du groupe, de l'espèce, et même de l'écosystème tout entier serait en train de (re)devenir fashionable. Mais pourquoi, au fait, l'idée darwinienne de sélection au niveau du groupe était-elle auparavant hérétique ?

Le premier problème c'est que pour cette dernière fonctionne, il faut supposer des groupes géographiquement proches et génétiquement isolés. Délicat... Et puis il y a une autre raison, qu'Olivia Judson, l'auteur de Dr Tatiana's Sex Advice to All Creation mentionne dans un article intitulé... The Selfless Gene :

A second reason Darwin’s idea has been ignored is that it seems to have a distasteful corollary. The idea implies, perhaps, that some unpleasant human characteristics—such as xenophobia or even racism—evolved in tandem with generosity and kindness. Why? Because banding together to fight means that people must be able to tell the difference between friends (who belong in the group) and foes (who must be fought). In the mid-1970s, in a paper that speculated about how humans might have evolved, Hamilton suggested that xenophobia might be innate. He was pilloried. [4]
Oui : la xénophobie comme trait héréditaire, ça fait pas envie... M'enfin il est à craindre que la sélection naturelle ait promu bien d'autres horreurs... La nature est-elle au fond quelqu'un de sympa ? Je pose la question, qui peut aussi s'exprimer en ces termes : comment des comportements altruistes peuvent-ils être sélectionnés par l'évolution, alors que l'égoïsme semble plus rentable au niveau de l'individu ?


Sam Bowles, un évolutionniste spécialiste du Pléistocène ( -1,8 millions d'années à -10 000 ans) considère que 15% environ des humains de cette époque reculée ont perdu la vie au cours de « guerres » inter-groupes. On imagine dès lors qu'appartenir à un groupe victorieux devient un caractère sélectionné positivement. Oui, mais. Car le grand vainqueur évolutif de tout ça devrait être l'individu égoïste infiltré dans un groupe coopératif... Le groupe altruiste, selon Sam Bowles, ne peut fonctionner que si d'autres comportements sont sélectionnés en même temps que l'altruisme, qui empêchent l'égoïsme d'être rentable. Il cite le conformisme, le désir de punir les comportements égoïstes (ce qui expliquerait au passage la bizarrerie des réponses humaines au jeu de l'ultimatum), et... la monogamie.
Bowles shows that groups of supercooperative, altruistic humans could indeed have wiped out groups of less-united folk. However, his argument works only if the cooperative groups also had practices—such as monogamy and the sharing of food with other group members— that reduced the ability of their selfish members to outreproduce their more generous members. [4]
Donc il y aurait finalement des gènes altruistes - formidable ! - mais uniquement capables de se développer en compagnie de gènes flics et de gènes curés ! Et là, je le dis tout net, c'est scandaleux. C'est à se demander si la nature, que j'imaginais partagée entre Ségolène et Cohn-Bendit, n'a pas voté Sarkozy en cachette ?


Vous faites comme vous voulez, mais moi c'est décidé : j'arrête le recyclage et le Vélib, et j'achète un 4x4 !


[1] Richard Dawkins - The selfish gene
[2] Charles Darwin - La filiation de l'homme
[3] New Scientist - The selfless gene: Rethinking Dawkins's doctrine
[4] The Atlantic - The Selfless Gene

Voir aussi : 130 - Effet réversif de l'évolution

7.3.09

130 - Effet réversif de l'évolution

Une fois n'est pas coutume, l'idée que j'ai attrapée aujourd'hui , je ne l'ai pas lue. Non, rassurez-vous, je ne l'ai pas non plus inventée : chacun son métier ! Non, en fait je l'ai entendue. Et, qui plus est, de la bouche même de son créateur ! Alors figurez-vous que je dînais l'autre soir avec Bernard (Henry Lévy) et Philippe (Sollers)... Non, je plaisante. J'ai seulement assisté à une conférence de Patrick Tort sur Darwin.

C'était plutôt très bien raconté : le jeune Darwin, sa famille, son Beagles... Le tout assorti de quelques piques assez mystérieuses adressées à un historien des sciences que, après documentation, j'imagine être André Pichot (cf. [1]). Ensuite on a eu un résumé synthétique des principes de l'évolution darwinienne à l'aide d'un schéma très clair - paraît-il - qu'il avait hélas oublié d'amener, et que du coup il décrivait au fur à mesure... Ce qui rendait l'ensemble nettement moins limpide. Mais enfin bon : divergence et sélection, on commence à connaître un peu l'histoire !

Là où ça devenait plus nouveau (pour moi, qui n'avais pas lu Patrick Tort) c'est quand il a été question de l'effet réversif de l'évolution. Là, mon oreille s'est dressée. En gros, il s'agissait d'expliquer comment la sélection naturelle peut laisser se développer des comportements sociaux (la protection des plus faibles) et moraux (l'altruisme) apparemment contre-productifs du point de vue individuel.
Les hommes les plus braves (...) qui risquent volontiers leur vie pour leurs semblables, doivent, en moyenne, succomber en plus grande quantité que les autres. Il semble donc presque impossible (...) que la sélection naturelle puisse augmenter le nombre d'hommes doués de ces vertus. [2]
Dans la bouche de Patrick Tort, ça donne ça :
La sélection naturelle, principe directeur de l'évolution impliquant l'élimination des moins aptes dans la lutte pour la vie, sélectionne dans l'humanité une forme de vie sociale dont la marche vers la civilisation tend à exclure de plus en plus, à travers le jeu lié de l'éthique et des institutions, les comportements éliminatoires. En termes simplifiés, la sélection naturelle sélectionne la civilisation, qui s'oppose à la sélection naturelle. Comment résoudre cet apparent paradoxe ? [3]
Comment le résoudre, donc, mais d'abord : pourquoi ? On sent bien que l'enjeu, c'est de garder Darwin dans le camp progressiste, en montrant la comptabilité de ses idées avec les valeurs de gauche. C'est pour cela que Patrick Tort prend bien soin de démarquer Darwin du « darwinisme social » de Spencer et surtout des thèses sulfureuses de Galton, cousin de Darwin et inventeur de l'eugénisme. Noble intention, certes, d'autant que Darwin lui-même ne rend pas service à Patrick Tort en citant abondamment Galton et Spencer (qualifié de grand philosophe) dans La filiation de l'homme, dont le cadre conceptuel est quand même assez loin de la gauche plurielle :
Notre instinct de sympathie nous pousse à secourir les malheureux ; la compassion est un des produits accidentels de cet instinct que nous avons acquis, au même titre que les autres instincts sociaux dont il fait partie. (...) Nous devons donc subir, sans nous plaindre, les effets incontestablement mauvais qui résultent de la persistance et de la propagation des êtres débiles. Il semble toutefois qu'il existe un frein à cette propagation, en ce sens que les membres malsains de la société se marient moins facilement que les êtres sains. Ce frein pourrait avoir une efficacité réelle si les faibles de corps et d'esprit s'abstenaient du mariage ; mais c'est là un état de choses qu'il est plus facile de désirer que de réaliser. [2]
Bref, on reste sur l'impression que c'est le réalisme, plutôt que l'amour des faibles, qui sauve Darwin de l'eugénisme... Alors le défendre contre les fondamentalistes de tous poils, d'accord ! En faire un parangon de la pensée de gauche... Je suis moins sûr.

Mais revenons au paradoxe. Patrick Tort systématise la pensée de Darwin (qui est tout de même beaucoup plus flou sur la naissance du sens moral) dans cette notion d'effet réversif de la sélection naturelle : plus les groupes humains s'organisent, plus l'instinct social est avantageux pour l'individu, plus il est donc sélectionné, jusqu'à arriver à l'état de civilisation dans lequel les différentes formes morales et institutionnelles de l'altruisme s'épanouissent, modifiant le jeu même de la sélection naturelle.
La sélection naturelle s'est trouvée, dans le cours de sa propre évolution, soumise elle-même à sa propre loi - sa forme nouvellement sélectionnée, qui favorise la protection des "faibles", l'emportant, parce qu'avantageuse, sur sa forme ancienne, qui privilégiait leur élimination. L'avantage nouveau n'est plus alors d'ordre biologique : il est devenu social. [3]
Patrick Tort, qui n'avait pas oublié son ruban de papier, s'en est servi pour construire un ruban de Moebius qui, nous a-t-il expliqué, est une métaphore de l'effet réversif : grâce au retournement introduit dans la boucle, on circule sans discontinuité d'une face (la nature) à une autre (la culture). Et voilà comment on en arrive à prêter sa perceuse au voisin !

[1]
Le Monde - L'éternelle querelle autour de Darwin
[2] Charles Darwin - La filiation de l'homme

[3]
Institut Charles darwin - Effet réversif de l'évolution

Voir aussi :
112 - Coévolution gène-culture