Bien sûr, toute cette médiocrité prétend se sublimer en passant au niveau second et ironique de l'art. Mais c'est tout aussi nul et insignifiant au niveau second qu'au premier. Le passage au niveau esthétique ne sauve rien, bien au contraire : c'est une médiocrité à la puissance deux. Ça prétend être nul : "Je suis nul! Je suis nul!" - et c'est vraiment nul. [1]
Jean Clair, Olivier Céna, ou Marc Fumaroli (qui dresse dans L'état culturel, un portrait au vitriol de la politique culturelle de Malraux à Jack Lang) sont parmi les assaillants, tandis que Catherine Millet et quelques autres organisent la défense... Complot, délit d'initié, abus de pouvoir, logique excluante de la distinction bourdieusienne, accusent les premiers. Fascistes ! répondent les seconds. Moins polémique, le constat est le même chez Yves Michaud, même si on passe de l'incantation à l'ironie :
L'installation video en boucle de la galerie de pointe est visible, à peu de choses près, chez Zara ou Armani. (...) On a l'impression que l'art contemporain travaille d'arrache-pied à rendre hermétique l'accès à des expériences somme toute banales et aussi courantes que serrer la main de quelqu'un, faire l'aumône à un mendiant, échanger un regard avec une femme, regarder dans le vide, s'ennuyer, ou être saisi d'un rire communicatif puis nerveux. [2]
Galilée constitue un autre exemple fort intéressant car il a su user de critiques violentes tantôt contre les poètes au nom de la science, tantôt contre les scientifiques au nom de l'esthétique. Il déniait en effet le droit aux poètes et aux historiographes de parler de physique. Un Sokal avant l'heure ? Certes, l'objet et le contexte de sa critique ne sont pas comparables. Ce qui l'est, c'est au fond l'argumentation de compétence et l'idée que toute intrusion dans le territoire de l'autre est considérée comme imposture. (...) A l'inverse, ce sont des considérations esthétiques sur le cercle - forme parfaite - qui empêchent Galilée d'accréditer les lois de Kepler qui s'appuyaient sur le mouvement elliptique. Galilée, qui ne voulait pas mélanger l'art et la science, a-t-il échappé à la confusion ? [3]
Complot de l'art dénoncé par des philosophes, complot de la philosophie dénoncé par des scientifiques... Dans les deux cas, procès en perte de sens, en insignifiance, en tartufferie. Mais est-ce qu'il ne s'agit pas aussi, dans un cas comme dans l'autre, d'une critique du relativisme ?
Quand Jean-Marc Lévy Leblond écrit que les artistes ne font plus de la beauté leur préoccupation première et que les scientifiques ont renoncé à dire le vrai, il évoque à sa manière l'errance des uns et le doute qui s'est emparé des autres. L'histoire montre que lorsque les hommes sont dans le désarroi et le manque, lorsqu'ils perdent leurs repères, ils cherchent des saints à qui se vouer. [3]
"Anything goes" Tout fera l'affaire... Yves Michaud reprend la formule de Feyerabend pour décrire la multiplicité des formes, des contenus et des valeurs de l'art contemporain. Une diversité, un bazar qui ne sont gênants au fond que du point de vue limité de l'archivage. [2] Ce détachement très post-moderne et très cool, ce n'est pas du tout l'attitude de Sokal et Bricmont qui se livrent au contraire à une critique en règle, appliquée, laborieuse, et pas cool du tout du même Feyerabend, dans le but affiché de dénoncer le relativisme cognitif qu'ils y lisent. Amusant, non ?
Amusant et quand même bizarre de voir un philosophe aussi féru de sciences que l'est Yves Michaud utiliser Feyerabend comme un simple slogan (un moyen mnémotechnique ?) tandis que ce sont nos deux physiciens qui épluchent les textes et discutent les concepts... Les praticiens des sciences dures seraient-ils les derniers à ne pas s'être résignés au relativisme ? A l'heure où la fin des grands récits a entraîné dans l'abîme le Beau et le Vrai majuscules, il semblerait que le vrai minuscule (ou peut-être devrait-on dire l'exact comme dans « sciences exactes ») fasse de la résistance.
A défaut de métaphysique, les sciences dures seraient-elles le dernier refuge d'une transcendance, au moins au sens phénoménologique de : qui dépasse notre subjectivité ?
[1] Jean Baudrillard - Le complot de l'art
[2] Yves Michaud - L'art à l'état gazeux
[3] Allain Glykos - Une affaire peut en cacher une autre
[4] Alan Sokal & Jean Bricmont - Impostures intellectuelles
Voir aussi : 035 - Herméneutique transformative de la gravité quantique